C’est une voix enjouée, étonnamment tonique, presque juvénile et pourtant d’une lucidité impressionnante, qui nous arrive d’outre-tombe. Alexeï Navalny est décédé en février 2024 après trois ans d’emprisonnement dans des conditions toujours plus difficiles, allant jusqu’à 19 ans de prison dans une colonie pénitentiaire à régime spécial au nord de l’Arctique. Arrêté en janvier 2021 à son retour d’Allemagne où il avait été soigné par empoisonnement, il n’a même pas eu le loisir de poser un pied sur le sol russe en homme libre. Écrite en grande partie en prison, cette autobiographie raconte son parcours, son éveil à la politique, ses débuts comme avocat, la lutte contre la corruption, l’influence grandissante de son parti (interdit en 2021) et comment il est devenu une sorte d’ennemi public n°1. pour Poutine.
Décidé à faire preuve de transparence, il n’ignore pas ses erreurs, mais fait aussi preuve d’une détermination quasi sacrificielle dans son combat. Le journal de prison, dans lequel il développe un « zen carcéral » salutaire, montre un être préparé à toutes les éventualités, y compris tragiques. On découvre les brimades incessantes, les séjours de plus en plus nombreux dans des cellules disciplinaires sordides, l’absence de soins médicaux, la suppression régulière des visites, la lecture restreinte, l’interdiction faite aux gardiens de lui parler… Bref, une méthode habituelle pour briser la volonté d’un détenu. Navalny n’a rien lâché.
Il faut lire ce livre non seulement parce qu’il représente le témoignage poignant d’un militant pénétré, d’un mari aimant, d’un père déchiré, mais aussi pour comprendre le niveau de perversité, de corruption, de mensonges qui règne à la tête de La Russie aujourd’hui. Accusé d’une série de crimes fantaisistes, soutenu par une campagne internationale pour sa libération, il est devenu trop encombrant. Son documentaire sur la richesse de Poutine* publié au lendemain de son arrestation a été visionné 100 millions de fois en 10 jours. Inacceptable pour le Kremlin.
Prisonnier du rêve écarlate
Avec sa prose délicate, Andreï Makine continue d’opposer la barbarie et le totalitarisme à l’amour, la beauté et la magie de certains instants intemporels. Des goulags staliniens aux années 90, de l’URSS à la France, il déroule 50 ans d’histoire à la recherche de l’essence profonde de l’humain. Un roman grand comme les plaines glacées du Nord.
Matveï Belov n’a pas toujours été cette pauvre Hère émaciée, sans mémoire, qui rôde dans la taïga à la recherche d’un coin tranquille où finir ses jours. En réalité, il s’appelle Lucien Baert, est français et lors d’un voyage en URSS en 1939, un peu trop curieux et dubitatif de la comédie d’une république modèle, où ouvriers et paysans travaillent avec joie dans un avenir radieux, il se retrouve dans la prison. Il fut libéré en 1957, survivant miraculeux de 18 ans de travaux forcés et de guerre. Une décennie plus tard, après un purgatoire apaisant avec une femme également reléguée, il réussira à entrer dans une France avide d’Orient, où son témoignage le rendra célèbre, mais dans une version tronquée, sans nuances, arrangée à une sauce médiatique pas très préoccupé par la vérité.
-Un prologue surprenant permet au narrateur de devenir le rapporteur de cette histoire qui met en parallèle les conditions inhumaines vécues en URSS et la « révolution de l’opérette » de 68. Andreï Makine est aussi juste lorsqu’il restitue la détresse de l’ex-détenu si drôle dans la comédie d’une « intelligentsia » parisienne sans cesse en quête d’émotions, de nouvelles causes à vanter. Et il n’oublie jamais que le vrai bonheur vient parfois d’un éclair de givre au soleil du matin ou du souvenir furtif d’une musique familière ; Des moments rares d’éternité qui peuvent sauver une vie.