« Un monde sans enfants est un monde mort »

« Un monde sans enfants est un monde mort »
« Un monde sans enfants est un monde mort »

La Croix : La baisse de la natalité se confirme en , même si notre pays a longtemps fait exception en la matière. Le phénomène s’observe également au niveau mondial. Dans votre livre, vous associez la baisse de la natalité à une perte d’espoir. Comment l’analysez-vous ?

Jean Birnbaum : Un monde sans enfants est un monde mort. Quand on constate un effondrement des naissances, c’est parce qu’il y a aussi une baisse de l’espoir, défini comme une manière de maintenir un avenir ouvert. Si aucun horizon désirable ne se présente à nous, cela a forcément un effet sur le désir d’avoir un enfant. C’est une crise d’espoir.

De ce point de vue, je cite souvent Hannah Arendt. Elle n’a pas eu d’enfants elle-même, mais elle a été la première philosophe à affirmer que la natalité ne doit pas être considérée comme une catégorie légère ou anecdotique, mais doit au contraire avoir une place centrale dans toute pensée politique. Nous ne pouvons imaginer un monde nouveau, plus juste, plus humain, sans les nouveau-nés.

Que nous disent les raisons évoquées pour ne pas avoir d’enfants ?

JB : Il y a plusieurs raisons de ne pas vouloir d’enfants. Mais je vois une évolution. Précédemment, on parlait de raisons personnelles, d’équilibre du couple, d’un traumatisme familial… Le manque d’envie d’avoir un enfant était donc lié à des choix individuels. Mais aujourd’hui, cela devient un idéal collectif. Hier, nous avons hésité à donner naissance à un enfant dans un monde violent ; aujourd’hui, certains disent qu’il faut protéger le monde… des violences sur les enfants, et notamment des dégâts qu’elles causeront à la planète.

Mais que signifie sauver le monde, si c’est un monde sans enfants ? Cette façon de considérer l’enfant comme une menace me paraît étrange et inquiétante. Au contraire, j’ai le fort sentiment que c’est lorsque l’humanité semble au bord du gouffre qu’il faut donner vie à des êtres qui vont créer quelque chose de nouveau, les porter comme ils nous portent. C’est encore Arendt qui le dit : chaque enfant est un « miracle qui sauve le monde ».

Depuis que j’ai publié ce livre, les gens me voient comme une sorte de prédicateur nataliste, c’est drôle. J’ai eu l’occasion d’échanger sur ces sujets avec pas mal de jeunes. Je vois bien que la question écologique devient parfois une manière de couvrir politiquement l’angoisse de devenir parents, ce qui est très compréhensible.

Ce qui est en jeu aussi, c’est une crise du rapport au symbolique, c’est-à-dire à ce qui vient de plus loin que nous et qui dépasse. Si, dans notre relation avec l’enfant, nous n’avons pas de rapport avec ce que nous voulons transmettre (des valeurs, un idéal politique ou un espoir spirituel, etc.), nous nous préparons à des nuits difficiles. Prendre soin d’un bébé peut être épuisant. Mais lorsqu’il s’inscrit dans le bain symbolique, chaque geste prend un sens. Même la plus grande fatigue devient supportable, voire exaltante.

Pour autant, peut-on entendre ceux qui disent ne pas vouloir donner naissance à un enfant dans la violence ambiante ?

JB : Je comprends très bien ceux qui disent ne pas vouloir donner naissance à un enfant dans un monde aussi atroce… Mais encore une fois, quand on lit Arendt, on voit que les gens qui ont vécu les pires périodes du XXème siècle plaçaient encore la naissance de ‘un enfant avant tout. « Élevés dans la conviction que la vie est le bien le plus précieux de tous et la mort la terreur absolue, nous sommes devenus témoins et victimes de terreurs bien plus atroces que la mort – sans avoir pu découvrir un idéal supérieur à la vie.»écrit le philosophe.

De même, les livres de Georges Bernanos sont placés sous le signe de l’enfance comme espoir, autrement dit comme désespoir vaincu. Pour lui aussi, c’est lorsque le pire menace qu’il faut s’appuyer sur l’enfant. « Quand la jeunesse se calme, le reste du monde bavarde »» a écrit l’écrivain chrétien, qui avait une longue mémoire. Au contraire, certains intellectuels « radicaux chics » et puérophobes, qui font du devenir parent un devenir conformiste, voire réactionnaire, semblent un peu amnésiques. Cultivant une sorte de fantasme d’autogénération, ils font semblant d’oublier qu’eux aussi ont eu un papa et une maman.

Avoir un enfant est-il un acte révolutionnaire ?

JB : Quand on a un enfant, on est projeté dans un univers où toutes les certitudes vacillent. L’enfant n’est pas un petit soi, il est d’emblée un tout autre qui nous échappe. Cela fait de nous un simple maillon dans la chaîne des générations. Quand je regarde ma fille de 2 ans, je vois bien qu’elle me remet constamment à ma place, qu’elle dynamite toute comédie sociale, toute arrogance. L’exaltation que procure un enfant n’est pas la joie narcissique (et illusoire) de se perpétuer, mais la joie symbolique d’incarner un point de passage, une continuité émouvante.

Comme l’a montré Rosa Luxemburg, ce souci des générations n’est pas étranger au désir de révolution. Je trouve très curieux de voir des intellectuels qui se disent de gauche développer aujourd’hui un discours infantophobe. Pendant longtemps, il était évident que toute promesse politique était une promesse faite aux enfants. “Tu es l’avenir, tu es la vie à venir»Léon Blum a dit aux jeunes.

J’ai moi-même grandi dans une famille de gauche, dans laquelle on associait la fête des mères, et plus largement tout discours nataliste, à quelque chose de réactionnaire, voire de vichyste. Mais quand on lit Rosa Luxemburg ou Hannah Arendt, on voit à quel point, pour elles, changer le monde et donner la vie était un seul et même élan.

De plus, je vois un nouveau mouvement émerger au sein du féminisme contemporain. Ce courant ne nie en rien que la maternité et le corps enceinte ont longtemps été et peuvent encore rester un lieu d’oppression pour les femmes. Mais il affirme qu’arrachée aux systèmes de domination, la grossesse peut devenir une expérience d’émancipation. Pour les politiques féministes comme pour les autres, il y a donc urgence de se réapproprier la question de la natalité, qui est celle de l’avenir lui-même.

(1) Dernier ouvrage publié : Seuls les enfants changent le mondee, Séoul, 170 p. , 17€.

 
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