Seize heures dans la chambre n° 1 du cinéma Beaux-Arts. Les projecteurs s’allument pendant le générique de fin du film Mufasa : le Roi Lion défile sur l’écran. Parmi les 200 places, une seule est occupée par un spectateur. “En semaine, hors vacances scolaires, il n’y a personne, regrette le jeune Arthur Tréhet, 24 ans, directeur de l’établissement depuis la disparition de son père Thierry Tréhet en janvier 2021. Le week-end en revanche, nous sommes obligés de refuser des gens faute de chambres et de places. Plus d’une quarantaine de clients pour le film Vaiana 2. Ce n’est pas bon pour notre image. La deuxième salle noire ne compte que 56 places.
Voilà, résumé en une phrase, tout le paradoxe de l’unique cinéma de la Principauté, installé au niveau -4 du théâtre Princesse-Grace, en difficulté et fonctionnant dans des conditions dégradées depuis une décennie. “Ce n’est pas rentable. Heureusement nous avons le cinéma en plein air, au pied de la prison pour maintenir l’équilibre de la société. il glisse.
Un déménagement qui se voulait temporaire
La situation délicate de l’entreprise familiale Tréhet, fondée en 1973 après le départ de Pathé Gaumont de la Principauté, a été abordée mi-décembre par les conseillers nationaux lors des débats autour du budget initial 2025.
Délocalisé en 2014 du Sporting d’Hiver – détruit pour construire le One Monte-Carlo – vers l’avenue d’Ostende, ce cinéma est passé de 3 salles pour 800 places à 2 salles pour 256 places. Entrainant de facto une baisse drastique du chiffre d’affaires. Ce qui ne devait être que temporaire, environ 3/4 ans en attendant l’implantation d’un cinéma multiplexe dans le projet de restructuration du centre commercial de Fontvieille et la perspective de son exploitation, s’est finalement avéré être une démarche durable.
Dix ans donc, et toujours aucun calendrier officiellement arrêté par le gouvernement princier sur ce dossier politique sensible. “Alors qu’on traîne en longueur, j’aimerais redonner un coup de jeune au cinéma, c’est-à-dire investir dans de nouveaux sièges, de nouveaux projecteurs parce que ceux de l’ancien cinéma déplacé ici vieillissent. Le problème c’est qu’en termes de plans d’amortissement, ce n’est pas viable”explique Arthur Tréhet.
Ainsi, faute de pouvoir moderniser le matériel, la qualité de diffusion – en 2K avec des projecteurs à lampe xénon – est inférieure à celle des autres concurrents des Alpes-Maritimes qui utilisent de la 4K et des projecteurs laser.
Le manque de salles se fait aussi sentir lors de la programmation des films, qui devient vite un casse-tête, notamment à cause des exigences des distributeurs. « Ils nous obligent à conserver les films pendant 4 semaines minimum et à les diffuser au moins deux fois par jour, par film, pendant les deux premières semaines. N’ayant que deux salles et faisant 4 séances par jour par salle, nous ne pouvons pas prendre tous les films que nous voulons au risque de ne pas respecter les conditions des distributeurs. Nous décevons donc fortement nos clients.poursuit Sergio Machado, l’assistant réalisateur.
« Gros coup dur »
Des clients qui ont subi quelques désagréments au sein du bâtiment ces derniers mois, comme la panne du système de climatisation en plein été (entre 35 et 40°C dans les salles) ou des coupures d’électricité en plein film. “Nous sommes dans un immeuble ancien avec des dépenses dignes d’un multiplexe à la pointe de la technologie et, malheureusement, nous n’avons pas notre mot à dire sur les travaux.souligne Arthur Tréhet. Le cinéma des Beaux-Arts, qui a certes longtemps bénéficié de la générosité de la Société des Bains de Mer, propriétaire des murs, doit désormais débourser 120 000 euros de charges annuelles. “Un coup dur pour la sociétéconcède Arthur Tréhet. Nous tenons parce que nous sommes une entreprise familiale, nous sommes fiers d’être là et nous souhaitons être au service de la Principauté. Mais d’un point de vue commercial, ce n’est pas viable… »
Une augmentation des prix des séances est également envisagée.
«J’ai honte de demander de l’argent à mon pays»
Les élus du Conseil national ont plaidé pour une augmentation de la subvention accordée au cinéma Beaux-Arts, la jugeant «disproportionné” par rapport à d’autres entités culturelles du pays qui sont bien mieux loties. En 2025, celle-ci a été fixée à 35 000 euros, sans compter les 16 000 euros pour l’achat de places par le gouvernement princier pour les fonctionnaires de l’administration. “L’idéal serait de 100 000 euros par an. Cette subvention est nécessaire pour survivre mais ce n’est pas un objectif final. J’ai honte de demander de l’argent à mon pays, mon père se retournerait dans sa tombe. Le but ultime, pour nous, c’est avant tout le nouveau cinéma à Fontvieille qu’on nous a toujours promis et qui rendrait justice à la Principauté.
Et qui, s’ils remportaient l’appel d’offres, permettrait à l’héritage familial de perdurer dans des conditions viables.
Chez les Tréhet, la passion du 7ème art de père en fils
Pour les Tréhet, le cinéma est une question de passion sans doute viscérale. Et surtout l’héritage. Tout commence en 1973 avec Claude, le grand-père, à la tête du cinéma « Le Sporting » du Sporting d’Hiver. Né à Caen en 1929, ce passionné de sport, notamment de basket-ball, et père de trois enfants, s’installe à Nice au début des années 1970.
Industriel dans le domaine de la réfrigération et passionné par 7e art, il saisit l’occasion lorsque son beau-frère, Pierre Vercel, lui propose de racheter ses parts dans la société Pathé Gaumont et d’en exploiter les lieux. “Pathé Gaumont n’a pas pu exploiter le cinéma à Monaco. Ce n’était pas intéressant pour eux, raconte Arthur Tréhet, le petit-fils, aujourd’hui directeur du cinéma Beaux-Arts. Il a mis son fils Thierry, mon père, au cinéma Gaumont à Paris pour apprendre le métier. Il est passé de vendeur de pop-corn à directeur de cinéma. C’est lui qui a ensuite repris l’affaire à Monaco au début des années 80 et qui a tout mis en place.
Avant l’an 2000, le cinéma en plein air était basé à l’emplacement actuel du Monte-Carlo Bay. “C’était la fameuse époque Parady’z avec des clients historiques qui venaient tout le temps comme Helmut Newton. Il y avait aussi les Beatles et Steven Spielberg venus assister à une projection du film. Nous devons sauver le soldat Ryan et qui avait complimenté mon père et le projectionniste sur la qualité du cinéma”, dit-il.
Le projet de construction d’un hôtel près de la frontière française a contraint le cinéma de plein air à arrêter son activité en 1999. Il a repris vie, grâce à la volonté du Prince Rainier III, en 2022 au pied de l’arrêt hôtelier du Rocher, sous le nom du cinéma Monaco Open Air. “Mon père a tout imaginé : les trois types de chaises, les nombreux services de cocktails, les vins, les hot dogs, les burgers. Il a été vraiment inspiré par ce qu’on pouvait faire dans les grandes salles américaines. »explique Arthur qui a repris l’entreprise familiale après le décès prématuré de son père, à l’âge de 61 ans, en janvier 2021.
En 2018, le principal impliqué, Thierry, nous disait : «Nous voulions faire un cinéma chic en plein air (…) Je me souviens que lorsque nous avons emménagé ici, le prince Rainier est venu voir les lieux. Il s’assit sur chaque siège, inspecta chaque recoin, les toilettes, le bar, la cabine de projection. Il aimait vraiment le cinéma. Aujourd’hui, ce même cinéma en plein air permet à la société d’être en équilibre et de compenser l’activité des deux salles du cinéma des Beaux-Arts, avenue d’Ostende, qui sont peu viables. (lire ci-dessus).