« La réalité a besoin de fiction pour être vécue et racontée »

« La réalité a besoin de fiction pour être vécue et racontée »
« La réalité a besoin de fiction pour être vécue et racontée »

Le cinéaste espagnol, qui incarne tant le cinéma de l’Espagne moderne post-franquiste, a tourné pour la première fois en anglais, avec deux immenses actrices : l’Anglaise Tilda Swinton et l’Américaine Julianne Moore. Son sujet : la fin de la vie.

Mercredi 8 janvier, le 23ème film de l’icône du cinéma espagnol Pedro Almodovar sort en salles. Mais c’est la première fois, en 45 ans de carrière, qu’il tourne en anglais. Avec La chambre à côtécela nous fait même traverser l’Atlantique.

Nous sommes à New York. Ingrid (Julianne Moore) et Martha (Tilda Swinton) sont de vieilles amies qui ont perdu contact. Lorsqu’ils se reverront, l’un demandera à l’autre de l’aider à mourir.

franceinfo : Votre film évoque le droit de mourir dignement, de choisir la fin de la vie. Encore faut-il être accompagné pour le faire.

Pedro Almodóvar : Soutenir est parfois la meilleure chose que nous puissions faire pour les personnes qui en ont besoin et que nous aimons. Et c’est très important, parfois même sans parler, d’être présent. À une époque où le monde est plus polarisé que jamais, où la haine s’organise en réseaux et se manifeste constamment dans les médias, je pense qu’il est très important de se rappeler qu’être à côté de quelqu’un est la meilleure chose que l’on puisse faire pour les autres.

Ingrid et Martha sont de vieilles amies, mais elles ne se sont pas vues depuis longtemps. Cette amitié résiste-t-elle à l’épreuve du temps ?

Je pense que nous l’avons tous vécu. Il y a des moments où vous n’avez pas vu un ami depuis longtemps et quand vous le revoyez, c’est exactement la même chose que la dernière fois. Il arrive aussi que même si vous cultivez une amitié, vous réalisez qu’elle est déjà en train de mourir, même si vous ne le souhaitez pas. Mais ce sont les vieilles amitiés qui permettent de rester en contact avec sa jeunesse, avec une époque révolue. Et ça fait vraiment plaisir de retrouver ces souvenirs d’il y a quelques années.

Martha demande à Ingrid de l’accompagner jusqu’à sa mort, après plusieurs refus…

Oui. La vérité est que le reste de ses amis ne le voulaient pas. Ce n’était pas le premier choix de Martha. Aux États-Unis, où se déroule cette histoire, il n’existe pas de loi sur l’euthanasie, en Espagne oui. Aux USA, celui qui aide est dénoncé parce qu’il commet un crime et va en prison. Ingrid est terrifiée à l’idée que ce soit elle qui découvre la mort de son amie, mais elle se rend compte que Martha n’a vraiment personne pour l’aider, alors elle décide de l’accompagner.

Julianne Moore et Tilda Swinton dans “The Room Next Door” de Pedro Almodovar (8 janvier 2025 au cinéma). (Plus d’églises)

On parle beaucoup dans vos films, ici beaucoup moins. Le tournage de Silence a-t-il été un défi ?

Ici, le silence est sur le visage de l’auditeur, il est difficile à interpréter. Julianne Moore passe au moins la moitié du film à écouter Tilda Swinton. Et le spectateur doit lire dans les yeux du personnage ce que dit l’autre. Mes films sont toujours très oraux. Autrement dit, les personnages parlent tout le temps.

« Je dois admettre que réaliser un film majoritairement muet serait très difficile pour moi. »

Pedro Almodóvar

sur franceinfo

Ce n’est pas un vrai mélodrame. Vous avez mis une certaine distance par rapport aux émotions fortes que suscite le film.

Puisqu’on parle de mort, le plus simple était de tomber dans la sentimentalité. J’ai donc voulu m’éloigner de tout excès de sensibilité. De ce côté-là, le film est très austère, même si les couleurs sont toujours les couleurs de mes films, mais au niveau de l’interprétation, du ton et de la narration, je l’ai voulu très austère pour ne pas tomber dans la sentimentalité.

Vous avez dit à Venise qu’il y avait malgré tout un « esprit espagnol » dans ce film ?

Le personnage de Tilda est un personnage qui pourrait être une femme espagnole. Cette femme puissante, qui part en guerre, reconnaît que la guerre l’a rendue accro au sexe. J’ai lu plusieurs livres de reporters de guerre et c’est vrai que l’expérience est si forte et si dévastatrice que le soir, ils boivent beaucoup et font beaucoup de sexe. Cet esprit est donc très espagnol, l’esprit de la démesure.

Visuellement, on retrouve votre esthétique, ces lignes pures, ces couleurs, c’est pour nous réconforter, non ?

Je réalise que je ne peux pas me passer des rouges, des jaunes, des verts. C’est ma façon de penser le cinéma, car quand j’ai commencé à regarder des films, c’était à l’époque Technicolor. Et je pense que je recherchais déjà inconsciemment la floraison lumineuse et explosive du Technicolor, qui est la couleur de mes films d’enfance.

Revenons au thème principal du film, la fin de la vie, est-ce un combat qui vous touche beaucoup ?

Oui, cela me semble être un droit de tout être humain. Nous sommes les auteurs de nos vies et nous devons aussi être maîtres de notre mort. Surtout quand la vie ne vous offre que de la douleur, n’est-ce pas ? Même si le sujet est lourd, j’ai voulu le traiter avec de la lumière, sans rien de sordide ni de sombre, car c’est une décision vitale. Autrement dit, Martha prend sa décision avec vitalité, avec dignité. C’est un débat qui concerne le monde entier, mais bien sûr, la religion, les religions entrent en conflit avec ce droit. Par exemple, en Espagne, malgré l’existence d’une loi sur l’euthanasie, les partis conservateurs et ultraconservateurs que nous avons tentent de faire obstacle à cette loi. Certains médecins le rejettent en tant qu’objecteurs de conscience. Personne ne les oblige à prendre cette décision, mais il s’agit de respecter la personne qui la prend avec un médecin et qui prend la décision dans des circonstances précises. En d’autres termes, s’ils ne prennent pas de décision et ne la mettent pas en œuvre, ils sont voués à de graves souffrances.

En 2024 votre livre « Le Dernier Rêve » est publié en (chez Flammarion). On apprend dans la nouvelle sur votre mère que c’est elle qui vous a donné le goût de la fiction ?

La rue où nous vivions dans les années 60, lorsque nous avons quitté La Manche, était pleine d’analphabètes. Ma mère lisait les lettres des voisins et j’écrivais pour eux. Elle a inventé beaucoup de choses. Je voyais qu’elle mentait, je connaissais la vie de chacun d’eux. Elle m’a dit : « As-tu vu à quel point ils sont heureux ? J’avais dix ans, je ne savais pas que j’écrirais un jour. Puis, en y réfléchissant, j’ai réalisé qu’en fait, oui. La réalité a besoin que la fiction soit vécue et racontée, même lorsque vous écrivez sur votre propre vie.

« Nous avons besoin d’une dose quotidienne de fiction pour continuer. »

Pedro Almodóvar

sur franceinfo

La Chambre d’à côté est votre 23ème film. Votre public, qui vous suit depuis des décennies, a grandi avec vos films. Réalisez-vous à quel point vous faites partie de la vie des gens ?

C’est merveilleux ! C’est toujours une surprise quand les gens me disent dans la rue : «J’ai grandi en regardant vos films.» Je leur dis que cela donne du sens et justifie tout ce que j’ai fait en tant que cinéaste. Il n’y a rien de mieux que de retrouver cette complicité avec le public. Quand on filme, le public n’a pas de visage. Quand il s’identifie, quand il est ému, c’est un miracle, c’est merveilleux.

 
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