IA : un choc de capital plutôt qu’un choc de productivité

Contrairement aux États-Unis, le secteur numérique européen est sous-développé, parfois inexistant dans certains domaines, alors qu’il constitue le secteur le plus prometteur.

La divergence des performances économiques entre les États-Unis et la zone euro au cours des deux dernières années a été un thème fort pour les marchés financiers. Elle se retrouve dans la performance relative des actions, dans l’écart de taux d’intérêt ainsi que dans la dynamique de la monnaie (un euro sous pression).

Si le comportement des actifs financiers apparaît assez cohérent avec ce contexte économique, c’est la divergence économique elle-même qui pose question. Quelle est sa raison ? Est-ce durable ?

L’Europe est souvent pointée du doigt pour sa faible productivité et la rigidité de son marché du travail. C’est une critique facile mais fragile.

La notion de productivité est complexe en économie car peu observable. La productivité globale est un résidu, c’est la part de la croissance qui ne s’explique pas par les variables quantitatives observables que sont les ressources mobilisables, à savoir le capital physique et le capital humain.

Les économistes veulent faire de la productivité une variable exogène (la productivité affecte la croissance) mais elle ne peut être qu’endogène (la productivité n’est que la relation entre la production et les ressources).

Au niveau microéconomique, c’est la productivité du travail (capital humain) qui est remise en question car la productivité des actifs réels (capital physique) pose moins d’enjeu. Il n’y a aucune raison pour que la même machine produise davantage aux États-Unis qu’en Europe.

Mais les mesures de la productivité du travail (valeur ajoutée par rapport à une main d’œuvre ou quantité d’heures travaillées) sont discutables car sensibles aux secteurs (industrie, services aux personnes, logiciels, finance, construction, etc.). Est-il pertinent de comparer la productivité d’une banque belge avec celle d’une banque suisse ou américaine ? Certains salariés sont-ils vraiment moins productifs que d’autres ? Ou la comparaison serait-elle tout simplement impossible parce que les professions et les réglementations sont trop différentes ?

Selon l’Organisation internationale du travail – qui utilise le PIB par rapport aux heures travaillées comme mesure de productivité – le pays le plus productif au monde est le Luxembourg. Et les États-Unis sont 13ejuste derrière le petit État de Guyane (qui a découvert du pétrole en 2019 et a quadruplé son PIB depuis). Si la productivité est importante pour la croissance, faut-il alors prendre le Luxembourg et la Guyane comme modèles ? La réponse est évidemment non.

Nous comprenons ici les limites de la mesure de la productivité et pourquoi elle ne constitue pas une bonne mesure de la performance d’une économie.

De plus, si l’on accepte la productivité comme variable exogène, elle devient alors un facteur structurel plutôt que cyclique, et ne peut expliquer une divergence des performances économiques sur quelques trimestres. La raison de la récente divergence entre les États-Unis et l’Europe est donc ailleurs.

Nous pensons que cela a deux origines. La première est assez consensuelle donc on ne s’y attardera pas : elle concerne la politique fiscale américaine qui reste incroyablement expansionniste depuis la fin du covid. Alors qu’en Europe le déficit budgétaire a été considérablement réduit, aux États-Unis, il reste à des niveaux très élevés. Jamais dans l’histoire un tel déficit budgétaire exprimé en pourcentage du PIB n’a été atteint en période de prospérité économique.

Compte tenu de l’effet multiplicateur des dépenses publiques, il est largement acceptable d’affirmer qu’une partie de la surperformance de l’économie américaine provient d’une demande globale plus forte.

La deuxième raison est moins commentée et pourtant elle est très simple. Si ce n’est pas la productivité qui provoque la croissance, alors c’est l’accumulation de capital.

Lorsque l’on analyse les données macroéconomiques, on constate une hausse significative des dépenses d’investissement aux États-Unis : +8,5% depuis janvier 2022 en termes réels, contre -0,2% pour la zone euro.

Mais le plus intéressant est d’observer cet investissement en détail et de comprendre que ce ne sont pas les dépenses en infrastructures ou en biens d’équipement qui ont fait la différence, mais les dépenses en produits de propriété intellectuelle.

De quoi s’agit-il ? Les instituts nationaux de statistique ont développé cette nomenclature il y a quelques années afin de mieux prendre en compte les actifs immatériels de l’économie et notamment les dépenses liées à trois groupes : les logiciels, la R&D et les œuvres artistiques originales.

Aux États-Unis, il y a vingt ans, ces dépenses représentaient moins de 20 % de l’ensemble des dépenses d’investissement. Elles représentent aujourd’hui le premier poste de dépenses (35 %) devant les dépenses en biens d’équipement, devant les dépenses d’infrastructures et devant les dépenses de construction résidentielle.

Source : BEA. Les performances passées ne constituent pas un indicateur fiable des performances futures.

On peut dire que l’économie américaine a muté, de la même manière que la nature du S&P 500 a évolué car les plus grandes valeurs d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes qu’elles l’étaient il y a vingt ans. L’économie numérique occupe désormais une place importante dans l’économie américaine.

C’est beaucoup moins vrai en Europe. Ce segment des « produits de propriété intellectuelle » ne représente que 20 % des dépenses totales d’investissement (vs 12,5 % il y a vingt ans) et le premier poste de dépense reste celui des biens d’équipement.

Source : Eurostat. Les performances passées ne constituent pas un indicateur fiable des performances futures.

Devons-nous réformer l’Europe et améliorer la productivité des entreprises ? Peut être. Mais il n’est pas juste de penser que les récentes sous-performances de l’Europe proviennent d’une économie sclérosée et moins productive. Aux États-Unis, la croissance a été plus forte parce que davantage de capital a été accumulé, et non parce que le stock de capital existant s’est révélé plus productif. Pour simplifier, voire caricaturer, on pourrait dire que ce sont les géants du numérique et la politique budgétaire très généreuse qui ont contribué à cette croissance excédentaire aux Etats-Unis.

Le problème de l’Europe n’est donc pas sa faible productivité. Quoi qu’il en soit, il serait douteux de penser qu’Adidas, L’Oréal ou Airbus soient moins productifs ou efficaces que Nike, Estée Lauder ou Boeing. Le problème de l’Europe est que son secteur numérique est sous-développé, parfois inexistant dans certains domaines, alors qu’il s’agit du secteur le plus prometteur.

En conclusion, il n’y a donc pas de réelle sous-performance en Europe. Ces deux dernières années, l’Europe a fait comme le reste des pays développés (Canada, Royaume-Uni, Japon, Suisse…). Ce sont les États-Unis qui surpassent les autres pays développés grâce à une dynamique incroyable dans leur secteur numérique et technologique.

 
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