CAS. “Il faut toujours être vigilant, même 10 ans après” : entretien avec Riss, le directeur de Charlie Hebdo

Le directeur de Charlie Hebdo, Riss, nous a accordé une interview dix ans après les attentats du 7 janvier 2015. Le journal satirique rend hommage aux huit victimes du journal en Charlie liberté. Le journal de leur vie (Les Échappés, 224 pages, €29.90), a moving book.

Vous rendez hommage aux victimes du 7 janvier à travers leurs dessins, leurs œuvres, un livre en forme d’ode à la liberté. Est-ce aussi une manière de montrer que ce terrorisme islamiste qui voulait les faire taire ne prévaudra jamais ?

En tout cas, c’est ce que nous espérons. Et c’est le minimum que réaffirme Charlie Hebdo dix ans plus tard, ce serait problématique si nous n’étions pas toujours aussi combatifs aujourd’hui.

Comment s’est déroulée cette journée du 7 janvier 2025, à la rédaction de Charlie Hebdo, ces derniers instants que vous avez tous partagés ensemble ?

C’était une conférence de rédaction comme les autres, c’était vivant, c’était joyeux. Rien ne laissait présager ce qui allait ressortir quelques minutes plus tard au cours de la réunion. Alors qu’ils partaient, c’est à ce moment-là que les deux terroristes sont apparus.

Quelle impression votre mémoire a-t-elle eu des instants qui ont suivi, « ces secondes où les balles ont claqué », selon vos propres termes ?

Quand vous voyez devant vous quelqu’un qui est armé et que vous n’avez aucune issue de secours, vous comprenez que vous allez mourir. J’étais persuadé que je vivais mes derniers instants.

Riss a été grièvement blessé lors de l’attaque

Riss a été grièvement blessé à l’épaule lors de l’attentat contre Charlie Hebdo. Le 20 janvier 2015, Riss a livré ce récit des événements dans Le : « La porte s’est ouverte, un type en noir est apparu avec une mitrailleuse. Il s’est retrouvé face à Charb », se souvient Riss. « Et là, j’ai vu que les autres autour de moi essayaient de regarder à droite et à gauche, peut-être pour trouver une porte de sortie. Ils étaient debout. Je me suis jeté par terre, face contre terre, et à partir de ce moment, je n’ai entendu que des sons. Et les bruits en question, c’étaient des coups de feu. Pas de cris, pas de cris.

“La dernière image, nous expliquait-il en septembre 2023, c’est celui de ceux qui étaient avec nous. La dernière chose que j’ai vue d’eux. Ils étaient debout, vivants, autour de nous. Donc pour moi, ils restent debout, vivants.

C’est une sensation un peu particulière dont on ne se débarrasse jamais.

C’est une expérience qui s’imprime en vous et fait partie de vous pour le reste de votre vie.

Aujourd’hui, dans quelles conditions travaille Charlie Hebdo ?

C’est une écriture protégée. Nous essayons de faire en sorte que les concepteurs et les rédacteurs se sentent bien au sein du journal. C’est un endroit où ils n’ont plus à se demander s’ils sont en sécurité ou non.

Mais il faut toujours être vigilant, même dix ans après.

Vous êtes soumis à une fatwa. L’après-7 janvier est-il pour vous une vie à l’affût ?

En ce qui me concerne, oui, c’est un peu vrai. Vous devez toujours prendre des précautions.

On n’est jamais à l’abri d’un acte isolé, il faut tenir compte du fait que les gens pourraient avoir envie de recommencer.

Un bruit dans la rue, une voiture mal garée devant chez vous, ce sont autant de signes qui peuvent vous inquiéter, expliquez-vous dans le livre « Charlie Liberté ».

Oui, pour ne prendre que ces exemples. C’est un peu bizarre, mais on essaie de se rassurer en étant prudent. Même si cela peut parfois être un peu absurde, tant pis…

« Charlie Liberté, le journal de leur vie », un livre hommage émouvant.
Les évadés

Aujourd’hui, de nombreuses mesures de sécurité sont prises lors de vos déplacements. « Une toile d’araignée s’est tissée autour de nous, dont nous sommes prisonniers », dites-vous. À quoi as-tu dû renoncer ?

Je ne peux pas donner de détails sur la sécurité, mais il faut que le journal continue et il y a donc eu une forme de pacte, prendre soin de Charlie, qui comporte des contraintes pour moi.

Nous ne pouvons pas être négligents, nous devons être avant-gardistes, nous ne pouvons pas marcher le nez au vent dans la rue, nous ne devons pas être naïfs.

« Salman Rushdie croyait qu’il pouvait retrouver sa vie, il l’a fait.
payé très cher», écrivez-vous. Cela signifie-t-il que vous êtes résigné à vivre enfermé dans cette bulle à perpétuité ?

C’est une bulle, mais en même temps, il faut y trouver sa place pour faire ce qu’on a envie de faire. Cela ne m’empêche pas de faire un certain nombre de choses.

Après, à perpétuité, je ne sais pas. Cela peut durer longtemps, mais il faut toujours se dire que les choses peuvent changer.

La rédaction de Charlie a-t-elle fait l’objet de nouvelles menaces ?

Pas ces derniers temps. Il y a deux ans, lorsque nous faisions des dessins sur le Guide suprême d’Iran, les gens se mettaient en colère…

Quand il y a des menaces, cela donne le ton de l’époque, cela crée un climat. Mais s’agit-il nécessairement de menaces réelles ? Ce n’est pas sûr.

Nous ne voyons pas de menaces sérieuses. Ils ne s’expriment pas. Les projets terroristes ne sont jamais annoncés.

Vous mentionnez l’Iran. Charlie Hebdo est aujourd’hui devenu un symbole de liberté bien au-delà de nos frontières, auquel s’accrochent notamment de nombreuses femmes iraniennes. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Cela montre que nous devons faire preuve de solidarité les uns envers les autres, non seulement en , mais envers tous ceux qui sont confrontés à ce genre d’arbitraire dans le monde.

Dans certains pays, quand on leur parle de Charlie Hebdo, ils comprennent ce que cela signifie, car eux aussi sont confrontés à l’intolérance religieuse. Malheureusement, il existe de nombreux autres endroits dans le monde où il s’exprime et opprime les gens.

Charlie essaie de participer à cette solidarité, tout ce qui peut créer un lien dans le monde entre les différentes catégories de personnes agressées, qu’il s’agisse de journalistes, de policiers ou de juifs.

Que reste-t-il des défilés historiques du 11 janvier ? La France est-elle toujours Charlie ?

Le 11 janvier, des manifestations de solidarité avec les victimes de l’attentat ont eu lieu. Beaucoup ont d’ailleurs défilé sans très bien savoir ce qu’était Charlie Hebdo.

Par la suite, lorsqu’ils ont découvert le journal, certains, peut-être, ne l’ont pas vraiment apprécié. Donc dire « Je suis Charlie » ne signifie pas nécessairement « Je lis Charlie ».

C’était un soutien de principe à la liberté de la presse et des artistes. Les gens qui ont défilé étaient attachés à la liberté d’expression dont Charlie est un acteur parmi d’autres, aux valeurs de la République, qui est déjà très importante, c’est l’essentiel.

Comment va Charlie aujourd’hui ? Comment la radiodiffusion a-t-elle évolué depuis cette tragédie ?

Les ventes en 2015-2016 ont été très élevées, mais atypiques. C’était lié aux événements, on savait très bien qu’on reviendrait ensuite à des ventes plus conventionnelles, qui correspondent aussi un peu à ce que vivent d’autres journaux. C’est l’évolution de la presse papier, c’est une autre histoire…

De toute façon, la survie du journal n’est-elle pas aujourd’hui menacée sur le plan économique ?

Jusqu’ici, tout va bien. Le journal est rentable et équilibré.

Seriez-vous prêt, demain, à republier les caricatures de Mahomet ?

Nous l’avons fait en 2020 pour le procès, car nous pensions qu’il était important d’en montrer les causes. Montrer que ces dessins, finalement, avec le recul, n’étaient pas aussi terribles que ce qu’on voulait dire. Car moins on montre les choses, plus les gens fantasment.

Faut-il les rééditer ? Cela dépend du contexte. Il doit y avoir une bonne raison, il doit y avoir au moins une vertu éducative.

Pour expliquer ce qui s’est passé il y a dix ans, il faut expliquer ce qui a été publié il y a presque vingt ans, en 2006. C’est donc dans cet esprit que nous pourrions les remontrer. Ce ne sont plus des dessins d’actualité, ils ont une autre dimension, ces caricatures sont entrées dans l’histoire.

Derrière tous les grands discours, avez-vous le sentiment qu’il existe aujourd’hui une forme d’autocensure en France ? Même pour le personnel enseignant, qui en est démuni, il est également difficile d’aborder ces sujets.

On peut comprendre que les professeurs ne soient pas toujours très à l’aise, vous n’avez pas fait ce métier pour vous retrouver dans une situation de devoir parler de tout ça. C’est un peu inhabituel pour les enseignants d’être dans cette position, c’est difficile.

Je ne suis pas un spécialiste de l’éducation nationale, je ne porterai pas de jugement. Mais les enseignants sont-ils soutenus par leur hiérarchie, dans ce travail pédagogique qu’ils accomplissent pour expliquer ce qu’est la laïcité ? C’est la question que nous devons nous poser.

Vous soulignez dans votre livre, sans la nommer, l’attitude de LFI. Comment lisez-vous sa stratégie ?

Je ne vais pas m’étendre sur des considérations politiques, mais quand on est à gauche et qu’on connaît un peu son histoire, on est quand même un peu décontenancé par l’évolution d’une frange de gauche. À mon avis, c’est voué à l’échec. L’avenir de la gauche n’est pas cela.

A-t-on tiré aujourd’hui les leçons des attentats, qui ont été suivis de l’assassinat de Samuel Paty en 2020, puis de Dominique Bernard en 2023 ?

Il y a pourtant un avant et un après. On ne peut pas dire, aujourd’hui, que nous sommes dans la même situation qu’en 2013, 2014, où une partie de la classe politique, où les dirigeants de ce pays n’avaient peut-être pas forcément conscience de la menace que représentait ce fondamentalisme religieux islamiste.

Aujourd’hui, il est mieux identifié. Et beaucoup de travail a été fait par des chercheurs et des universitaires pour étayer tout cela.

Nous avons publié les caricatures de Mohamed en 2006 parce que nous pensions que les gens ne se rendaient pas compte du danger du fondamentalisme islamiste. Je pense que d’autres ont pris le relais aujourd’hui. D’autres voix se sont élevées pour alerter. Tout n’est pas parfait, il y a encore beaucoup de pédagogie à faire, mais il y a une prise de conscience.

 
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