Et puis tout d’un coup, tout s’est accéléré. Tout semblait si fragile. Tous les murs sont fissurés. Et tout est devenu possible. Le séisme du 7 octobre 2023 a fini par ébranler toute la région. Malgré sa puissance, l’onde de choc n’a pas été instantanée. Mais au fil des semaines, les vagues sont devenues encore plus fortes et nous avons réalisé à quel point l’opération Al-Aqsa Flood portait bien son nom.
Le 13 avril, l’Iran a mené une attaque directe contre son principal ennemi pour la première fois de son histoire. Le conflit prend soudain une autre dimension. La guerre israélo-iranienne est sortie de l’ombre. Et quelques mois plus tard, Benjamin Netanyahu annonçait, pour la millième fois dans l’histoire de la région, l’avènement d’un « nouveau Moyen-Orient ».
Nous y sommes. Elle prend forme au milieu des ruines. Un château de cartes s’effondre soudainement, tandis que des mutations plus lentes et plus profondes sont toujours à l’œuvre. Le tremblement de terre du 7 octobre n’a pas encore produit tous ses effets. Nous n’avons toujours aucune idée du - qu’il faudra à la région pour le digérer, ni des répercussions, des secousses, voire des bouleversements que cela provoquera.
Mais nous pouvons d’ores et déjà assurer que personne, à des degrés divers d’intensité, ne sera épargné. La volonté israélienne de briser l’axe iranien dans un contexte régional aussi fragile et dans un ordre international aussi incertain redistribue toutes les cartes.
Comme annoncé [par Benyamin Nétanyahou]le cessez-le-feu au Liban n’est pas la fin de la guerre mais le début d’une nouvelle phase qui peut donner lieu à de nombreux scénarios qui paraissaient improbables, voire inimaginables il y a un peu plus d’un an. Tous les dirigeants de la région ont des raisons de trembler, car personne, y compris Netanyahu lui-même, n’est en mesure de contrôler la tempête qui se prépare.
Syrie : vers une chute du régime ?
Bachar El-Assad affichait un grand sourire à son retour dans la Ligue arabe en mai 2023. Il avait gagné la guerre en vendant sa souveraineté à la Russie et à l’Iran. Il avait écrasé la rébellion grâce à l’aide de ces précieux alliés et à l’abandon de « amis de la Syrie ». Celui dont la chute avait été annoncée en 2011 avait prouvé que le - était son meilleur allié et que le monde entier, au nom du principe sacro-saint de la realpolitik, finirait par oublier toutes les horreurs commises.
Puis Yahya Sinwar, encouragé ou non par ses alliés iraniens, décide de faire sauter toutes les digues. Le pouvoir à Damas a tout fait depuis pour éviter d’être emporté par le déluge, après avoir été menacé dès le premier jour par Tel-Aviv de sursauter s’il bougeait un petit doigt. Il a abandonné ceux qui l’avaient sauvé et a disparu au moment où le Hezbollah et l’Iran avaient le plus besoin de lui. Mais cela ne suffisait pas. La vague était bien trop forte et sa forteresse bien trop fragile. Et celui qui « n’a jamais pardonné au Hamas d’avoir soutenu la révolution » La crise syrienne, selon les confidences d’un leader du Hezbollah, est désormais replongée des années en arrière, à une époque où la survie de son régime était directement en jeu. Cette fois-ci, sans pouvoir compter sur le Hezbollah et l’Iran pour le secourir.
Le domino régional a un sens de l’ironie et de la tragédie. L’attaque du Hamas a poussé le Hezbollah à ouvrir un front de soutien qui a conduit à l’assassinat de Hassan Nasrallah et à un affaiblissement sans précédent des milices pro-iraniennes au Liban et dans toute la région. Le régime iranien est nu, la Russie a la tête en Ukraine et les rebelles et jihadistes syriens, peut-être encouragés par la Turquie, en ont profité pour reprendre Alep, huit ans après en avoir été chassés par la force.
Peur de la montée du djihadisme
La nature a horreur du vide, au Moyen-Orient encore plus qu’ailleurs. Et avec des alliés affaiblis, la victoire du président syrien apparaît enfin comme ce qu’elle a toujours été : un mensonge auquel tout le monde avait fini par croire par ignorance ou par complaisance. Bachar est dans le chaos depuis le premier jour et il est illusoire de penser que la Syrie pourra être stabilisée tant qu’il sera au pouvoir.
Cependant, le terrain syrien est bien trop instable pour permettre de faire des prédictions. D’autres villes et régions pourraient tomber, mais il semble hâtif de prédire la chute du régime, qui peut encore compter sur les bombardements russes, ainsi que sur la peur suscitée par Hay’at Tahrir Al-Sham. [le groupe armé islamiste qui a revendiqué la prise d’Alep] avec des minorités ou des puissances occidentales et arabes.
Qui est prêt à laisser un groupe djihadiste, ayant fait des promesses de modération mais qui reste foncièrement radical, conquérir des pans entiers de la Syrie ? Le comportement du groupe, y compris envers ses alliés qui ne partagent pas son idéologie, sera l’un des enjeux majeurs des semaines à venir. Mais au-delà de la capacité de la Russie à mater la rébellion ou à négocier avec la Turquie, l’autre clé de la survie du régime syrien semble être entre les mains du couple américano-israélien : comment perçoivent-ils respectivement les événements ? Sont-ils prêts à participer à l’affaiblissement, voire à la chute, de Bachar El-Assad pour sortir la Syrie du contrôle iranien ? Tout est très flou et tout le monde semble dépassé par les événements.
Le scénario le plus probable pourrait être l’accélération de la fragmentation syrienne – déjà en cours depuis des années – avec plusieurs combats se déroulant simultanément d’une zone à l’autre.
La « paix israélienne » ?
Mais le domino régional ne s’arrêtera pas à la Syrie. Avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, il est difficile d’imaginer ce qui pourrait faire obstacle aux projets israéliens de remodelage de la région. Israël ne peut pas construire, gouverner ou stabiliser. Là pax israélien est une illusion, Paix américaine un fantôme du passé. Mais le couple peut changer les règles du jeu et contraindre tous les acteurs à les respecter, non pas sur le plan politique mais – ce qui est plus simple – sur le plan militaire.
Rien n’est exclu. Avec un Hezbollah très affaibli et un système de défense anti-aérien détruit en Iran, la possibilité de frappes contre les installations nucléaires du régime iranien devient sérieuse. L’époque où l’axe iranien était la force la plus active et la plus influente de la région est révolue. Partout, il reculera. Partout, il sera dans le viseur du couple israélo-américain. Sans savoir cependant dans quelle mesure cela peut se refléter dans la réalité politique : que ce soit au Liban, en Irak ou en Syrie, personne ne semble prêt à prendre complètement le relais de l’Iran. Benjamin Netanyahu et Donald Trump sont-ils prêts à s’appuyer sur autre chose que la force ? Leur politique du fait accompli peut-elle créer autre chose que le chaos ?
L’Iran n’est pas le seul acteur concerné. Comment la Jordanie réagira-t-elle si la Cisjordanie est annexée ? Le royaume hachémite pourra-t-il échapper à la tornade ? Qu’en est-il de l’Égypte, si le nettoyage ethnique se poursuit à Gaza et que l’administration Trump met tout son poids pour forcer Abdel Fattah Al-Sisi à ouvrir sa frontière avec l’enclave ? Et les pays du Golfe, au premier rang desquels l’Arabie Saoudite ? La Vision 2030 de Mohammed ben Salmane repose sur une région stable et prospère. Comment peut-elle être mise en œuvre dans un tel contexte ? Comment l’Arabie Saoudite peut-elle éviter les chocs d’une éventuelle opération israélo-américaine en Iran ?
Liban : le risque d’une guerre civile ?
L’ordre régional est en pleine transformation au moment où l’ordre international lui-même change. Cette transition peut être longue, violente et tiraillée entre des dynamiques contradictoires. D’autant qu’elle intervient à une époque de radicalisation des esprits – ce qu’il ne faut pas sous-estimer –, avec un possible retour des haines sectaires entre sunnites et chiites et la concurrence de projets intégristes, qu’ils soient israéliens, turcs ou iraniens.
Et le Liban dans tout ça ? Comment ce petit pays, si perméable aux dynamiques extérieures, peut-il survivre à tous ces cataclysmes ? L’affaiblissement du Hezbollah ouvre évidemment le jeu politique. D’autant plus si cela s’accompagne d’un retrait de l’axe iranien en Syrie.
Le Hezbollah a perdu le Sud, qui sera désormais sous tutelle israélo-américaine. Il ne peut pas non plus prétendre être un acteur régional. Mais comment pouvons-nous coexister avec le parti au nord de [fleuve] Litani quand il envoie des signaux contradictoires ? Quand ses médias distillent un discours du « nous » contre « eux » qui vise à capitaliser sur la peur et la division pour éviter que la colère de la communauté ne se retourne contre le parti ? Comment rendre les armes non opérationnelles sans déclencher une nouvelle guerre civile ?
Le Liban ne peut pas être une île au milieu d’une région en feu. Il n’a pas non plus les moyens, ni même la volonté malheureusement, d’être autre chose qu’un pion sur ce grand échiquier.