« Les gens n’ont plus de changement »

« Les gens n’ont plus de changement »
« Les gens n’ont plus de changement »

Tout le monde sourit à Marian. Il faut dire que Toto, son petit chien, fait le spectacle, se dressant sur ses pattes arrière dès qu’un badaud s’approche. Les habitués des Champs-Élysées connaissent bien ce SDF de 55 ans, coiffé d’une casquette de marin rabattue sur son visage jovial, rongé par une barbe blanche. Assis sur son sac, il tient une longue canne à pêche, au bout de laquelle balance une tasse sur laquelle il a écrit : « S’il vous plaît, aidez-nous ».

Ce matin-là, entre deux boutiques de luxe, on ne lui a pas donné « grand chose », déplore celui qu’on surnommait Le Capitaine. Les sourires ne payent pas un sandwich ou des croquettes pour Toto. « Les gens n’ont pas eu de changement depuis un certain temps », déplore Marian. Mais depuis plusieurs mois, l’homme a un secret : il accepte les cartes bancaires ou les paiements via smartphone.

Un don de 1,94 euros crédité sur son appli

Alors qu’il parcourt la plus belle avenue du monde avec son ami Théo, Lionel, 24 ans, s’approche de Marian. Il n’a pas de pièce de monnaie sur lui, alors le SDF lui tend… son smartphone. Un code QR s’affiche. Il s’agit de l’application Revolut, une banque en ligne simplifiée dotée d’un système de paiement mobile. Il en existe d’autres, comme le N 26, ou l’interface de transfert Lydia. Le jeune homme scanne l’écran avec son propre appareil, une page s’affiche et lui laisse le choix d’un montant à payer. En une seconde, un don de 1,94 euros est crédité sur le compte de Marian. Un sourire, une caresse au chien, un merci. « Il faut s’adapter », dit-il en souriant au jeune homme qui s’éloigne, heureux mais un peu surpris d’avoir pu effectuer un transfert vers une personne sans abri.

Comme 94% des Français (selon le dernier baromètre Ifop de la Monnaie de Paris), Lionel et Théo effectuent leurs paiements majoritairement par carte bancaire. « Aujourd’hui, tout commerçant accepte les paiements sans contact par carte ou par téléphone pour 1 euro. C’est fini, les montants minima de 10 ou 20 euros. Résultat : je n’ai jamais de cash sur moi », argumente Théo, 26 ans. « Au fond, je trouve très bien qu’ils diversifient leurs moyens de mendier », note Per-Yann, créateur de mode. Mais personnellement, avec le nombre de fraudes qu’il y a aujourd’hui, je me méfierais un peu avant de donner. »

“Certains refusent car ils pensent que je peux capter leurs coordonnées bancaires”

Pour Marian, c’est une question de survie. « Je sais que c’est difficile pour tout le monde, mais nous devons aider », insiste Marian. En deux heures de recherches dans le 18e arrondissement, il a glané 70 centimes en pièces jaunes. « Ce n’était pas pareil quand j’ai commencé à mendier. Les gens donnaient plus, ils avaient des pièces. Je pouvais gagner des dizaines d’euros par jour», note celui arrivé de Roumanie il y a vingt-six ans. Quelques petits boulots au noir, chez un fleuriste ou des prestataires chargés d’accrocher des décorations de Noël sur les façades, avant que la polyarthrite ankylosante ne fragilise ses hanches. «Je ne peux plus travailler», dit le sans-abri. Qui voudrait m’embaucher ? »

Depuis, il arpente, entre un parking souterrain du 18e arrondissement où il dort, les Champs-Élysées et les Grands Boulevards. « Parfois, les gens me demandent un selfie, parce que j’ai un style. Mais ils ne me donnent rien en échange ! » Surtout, jure-t-il : le fruit de sa manche, « c’est pour manger, rester propre, nourrir son chien ». Pas d’alcool, pas de cigarettes.

En complément de son application, Marian utilise depuis plusieurs mois un petit terminal de paiement pour cartes bancaires. Un SumUP que chacun peut se procurer pour une vingtaine d’euros et qu’il présente aux passants sans espèces. C’est un bénévole de l’association qui lui en a fait don, assure-t-il. Dans la rue, tout le monde ne s’y habitue pas. « Lorsque je publie ceci, certains refusent, car ils pensent que je peux récupérer leurs coordonnées bancaires. Pour que ce soit sécurisé. Il y a beaucoup de magasins qui utilisent la même chose ! »

« Il y a peu de chances que cela se généralise parmi les sans-abri »

Il n’en demeure pas moins que très peu de personnes sans abri disposent d’un tel moyen de paiement (POS ou applications mobiles). « Il faut déjà avoir un téléphone portable », rappelle Elina Dumont, de l’association Entourage, qui sillonne souvent Paris. Sur les 330 000 sans-abri que compte la , « seulement 30 % » en possèdent un, estime-t-elle. « Et encore moins avec un forfait Internet. » Il faudra aussi convaincre les citoyens d’avoir confiance. « Au-delà de la peur de la fraude, les gens peuvent se dire : Bon sang, comment une personne sans abri a-t-elle pu avoir accès à un TPE ? ? » explique Pierre-Emmanuel Boileau, chef des districts du nord de Paris pour l’Ordre de Malte, qui connaît bien Marian. Selon lui, « il y a peu de chances que cela se généralise auprès des sans-abri ».

De plus, cette diversification des moyens de paiement crée des problèmes à Marian, qui s’est fait connaître malgré lui dans les quartiers où il a l’habitude. « Parfois les gens me filment quand je sors mon TPE et que je le poste sur TikTok. Certains disent que je fais du business, que je suis riche, un faux SDF», déplore le quinquagénaire. Il nous montre donc, sur l’écran de son téléphone, le fruit de sa mendicité numérique de la semaine : 38 euros.

 
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