« Le prix Nobel a longtemps reproduit les divisions Nord-Sud »

« Le prix Nobel a longtemps reproduit les divisions Nord-Sud »
« Le prix Nobel a longtemps reproduit les divisions Nord-Sud »

Dans Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? (Seuil), la sociologue de la littérature Gisèle Sapiro décrypte les rouages ​​et les coulisses des sacres littéraires. Pour Focus, elle revient notamment sur la consécration de l’auteur sud-coréen Han Kang avec le prix Nobel de littérature 2024.

Que vous inspire la reconnaissance de Han Kang par le prix Nobel de littérature ?

Le Nobel couronne pour la première fois la littérature coréenne, apparue sur la scène internationale depuis les années 1990, et elle est la première femme asiatique à remporter ce prix. Poète et romancière, elle a suivi cours spécialisé de la littérature mondiale que je décris dans mon livre, avec le Booker Prize en 2016 pour Le végétarien. Elle a également remporté le prix Médicis en 2023 pour Des adieux impossiblesson premier roman traduit par Grasset, qui appartient au groupe Hachette, alors qu’il avait été auparavant traduit par Serpent à plume, maison moins visible spécialisée dans l’introduction de la littérature extra-européenne. Son œuvre répond aussi bien aux exigences esthétiques du Nobel qu’à la visée de l’idéal.ce qui implique une approche humaniste, car elle aborde les traumatismes historiques soulignés par le jury.

« Le prix Nobel a longtemps reproduit les clivages Nord-Sud et Ouest-Est. »tu écris. Que veux-tu dire par là ? Et diriez-vous la même chose aujourd’hui après cette consécration ?
Le canon de la littérature mondiale a été construit par les Européens qui ont largement ignoré les écrivains des pays du Sud et les cultures dites non occidentales. De 1901 à 1945, un seul écrivain non occidental fut couronné : l’Indien Rabindranath Tagore en 1913. En 1945, la Chilienne Gabriela Mistral fut la première du sous-continent latino-américain à l’emporter, peu avant le « boom » de cette région, et il faudra attendre 1968 pour qu’un écrivain japonais, Kawabata, soit récompensé. Wole Soyinka est le premier originaire d’Afrique subsaharienne à l’obtenir en 1986, Naguib Mahfouz, lauréat en 1998, le seul arabophone à ce jour. Et ce n’est qu’en 2000 qu’un écrivain d’origine chinoise mais vivant en , Gao Xinjian, est reconnu, suivi en 2012 par Mo Yan. Cependant, ces cultures sont riches de grandes traditions littéraires et d’une production moderne importante.qui a longtemps été marginalisée en raison de ce que j’appelle les préjugés cognitifs des membres de l’Académie suédoise mais aussi de ceux autorisés à proposer des candidatures pour le prix, ainsi que des relations de pouvoir inégales sur le marché de la traduction au profit des éditeurs occidentaux à but lucratif.

Les consécrations des dernières années et décennies, dont celle de Han Kang cette année, vous semblent-elles réparer ce constat ?

Oui. Depuis 1990, une plus grande attention est portée aux cultures non occidentales et aux pays du Sud, ainsi qu’aux minorités, comme Toni Morrison ou Herta Müller, et aux migrants comme Naipaul, Kazuo Ishiguro et Abdulrazak Gurnah. Mais cela profite à l’anglais, qui gagne du terrain, notamment face au français. Le prix décerné à Han Kang, qui fait entrer une nouvelle langue dans le canon de la littérature mondiale, peut être vu comme une forme de réparation de ce parti pris en faveur de l’anglais et des pays occidentaux car elle vit en Corée du Sud – et cela corrige aussi l’androcentrisme. de la liste des gagnants.

À vous entendre dire, aujourd’hui, la notion même de « classique universel » n’est plus considérée comme acquise et est remise en question…

La remise en question du canon de la littérature universelle est d’abord venue des féministes et de la minorité afro-américaine aux États-Unis. Il a été critiqué à juste titre pour avoir présenté presque exclusivement des auteurs blancs, masculins et « occidentaux ». Mais à mon avis il ne suffit pas de corriger ces biais, il faut aussi comprendre sur quoi ils se fondent. On entend parfois dire que cette évolution reflète la féminisation de la littérature et la diffusion de la culture alphabétisée à travers le monde, mais mon livre montre qu’il existe des mécanismes d’exclusion à l’œuvre. Les femmes nobles ne manquent pas dans les années 1960, comme Simone de Beauvoir, Nathalie Sarraute, Marguerite Yourcenar, Anna Seghers, Maria Dabrowska, Ingeborg Bachmann, etc.

Justement, à la base de votre étude, on retrouve l’idée que les consécrations littéraires se font plutôt en coulisses…

Le principe d’auto-promotion étant contre-productif, la promotion et la production de la valeur littéraire d’une œuvre doivent être prises en charge par un ensemble d’intermédiaires tels que les éditeurs et les agents littéraires, les médiateurs tels que les critiques et les organismes de récompense tels que les organismes littéraires nationaux et internationaux. des prix. Publier chez un éditeur littéraire reconnu comme Gallimard, Le Seuil ou Minuit est déjà une première marque de légitimité. Être salué par la critique, invité à des festivals, remporter des prix, tout cela constitue des étapes vers une reconnaissance, qui n’est pas systématique, tout comme la reconnaissance nationale ne garantit pas une reconnaissance internationale.

C’est donc toute la question du « talent » littéraire qui est remise en cause. Quelle place pour le « talent littéraire » dans les prix littéraires ?

Je ne nie ni la valeur littéraire ni le jugement esthétique, que je pratique moi-même. Simplement, les jurés peuvent avoir des critères différents, voire divergents. Certains préfèrent la littérature réaliste, d’autres s’intéressent davantage à l’autofiction, le style baroque ou le réalisme magique plaît à un tel et pas à un tel, ce sont des exemples aléatoires. Et puis il faut arbitrer entre différents profils d’auteurs, selon le genre, l’ethnie, l’origine géographique, la trajectoire littéraire (débutante ou déjà établie), la médiatisation, sans oublier le capital social. Il faut également une rotation entre éditeurs pour les prix nationaux, et les éditeurs déploient des stratégies de monopolisation des prix qui présentent des avantages à la fois symboliques et économiques.

Certains, plus radicaux, appellent, au nom de la défense de la littérature, à supprimer complètement les prix littéraires. Que vous inspire cette proposition ?

Je le comprends d’un côté, mais d’un autre côté, il faut des mécanismes de valorisation pour produire du capital symbolique, c’est un cercle. On pourrait en revanche réfléchir à des moyens d’assainir leur fonctionnement ou de corriger des biais, comme l’a fait l’Académie suédoise en adhérant à un comité d’externes couvrant les domaines géoculturels où elle manque de compétences.

 
For Latest Updates Follow us on Google News
 

PREV deux autres véhicules incendiés à Ahuntsic
NEXT Les supporters se souviennent de la bonne première période et du match maîtrisé du RC Lens