Mais que fait donc l’avant-centre nigérian à Galatasaray, où Naples l’a prêté pour une saison le 4 septembre dernier ? Pourquoi a-t-il opté pour le 10e championnat du classement UEFA, deux places derrière notre Pro League ? Et dans un club qui n’est que 63e au coefficient européen, loin derrière le Club Bruges (25e) ? Regard sur l’étonnant business model du football turc où la passion l’emporte parfois sur la raison.
L’État turc perd 100 millions de dollars chaque année
A l’Union, on peut se réjouir d’avoir tiré Fenerbahçe plutôt que Galatasaray, lui aussi dans cette phase de poules de Ligue Europa. Si l’effectif comporte quelques noms à consonance familière (comme les Marocains Amrabat et En-Nesyri et le Français Saint-Maximin), on est loin de l’empilement de stars offensives du « Gala » : les ex-Diables Batshuayi et Mertens, Icardi et Ziyech. Un quatuor rejoint in extremis par Osimhen, reconnu comme l’un des meilleurs attaquants de la planète.
Nous avons rencontré Dries Mertens à Istanbul : « Je vais prolonger mon contrat avec Galatasaray d’un an et ensuite ma carrière sera terminée »
Si Charleroi avait lancé sa carrière professionnelle en 2018, aucun club belge n’aurait pu l’aligner cet été. Galatasaray débourse 6 millions de salaire annuel, là où le Club Bruges plafonne à 3,4 millions pour Simon Mignolet, le joueur le mieux payé de la Pro League.La première grande différence est la fiscalité.explique Ruud Boffin, ancien gardien belge qui a passé dix ans de sa carrière en Turquie. “Quand tu es joueur, ton salaire brut est ton salaire net là-bas. Tes impôts sont payés par le club.”
Des taxes très limitées pour les sportifs professionnels.C’est 15% du salaireexplique Zouhair Essikal, un agent familier des marchés belge et turc. L’État fait de gros efforts pour aider les clubs à être plus performants. Le sport permet aux politiques d’être populaires. Il n’est donc pas question de toucher aux prestations comme cela a été le cas en Belgique ces derniers mois.
La perte de recettes est importante pour l’Etat turc. La masse salariale de la première division est estimée à 300 millions. Avec un système fiscal plus traditionnel, le gain s’élèverait à 100 millions de plus chaque année.
Les droits de billetterie et de télévision sont meilleurs qu’en Pro League mais pas suffisants
L’effort politique ne se limite pas à la fiscalité. Il concerne tout le système qui est mis en place pour aider le sport. Et notamment le football, qui ressemble plus à une religion qu’à un jeu en Turquie.En Belgique, nous avons Georges-Louis Bouchez qui est président des Francs Borainscontinue Essikal. Imaginez que l’État finance à 100 % la construction du nouveau stade du club, avec le soutien de Bouchez. Cela provoquerait un énorme scandale en Belgique mais pas en Turquie. Au contraire, cela permet même de gagner les élections.
En 2007, Galatasaray a financé son stade uniquement avec de l’argent public. La facture pour le contribuable : 350 millions.Les salles des grands clubs d’Istanbul sont toujours pleines, mais ce n’est pas toujours le cas ailleurs.Boffin intervient. “On ne peut pas dire que les clubs turcs soient très riches grâce à la vente des tickets. Il y a des revenus supplémentaires grâce aux stades modernes mais la différence avec les clubs belges n’est pas là.”
Ni sur les droits TV. Le contrat actuel est plus élevé que celui de la Pro League (370 millions contre 100 millions par an) mais l’argent doit être réparti entre des clubs plus professionnels. Et la Turquie a perdu 130 millions par rapport au contrat précédent.
Eto’o dans un petit club juste pour le bling-bling
Où est donc la différence ? répond Essikal.La manière de gérer un club en Belgique et en Turquie n’est pas du tout la même. En Belgique, Marc Coucke est milliardaire mais il ne va pas dépenser sans compter à Anderlecht. C’est avant tout un investissement. En Turquie, les dirigeants ne voient pas le football comme ça. Là-bas, c’est une immense fierté de pouvoir travailler au sein d’un club. Les multimillionnaires et les milliardaires savent qu’ils vont devoir dépenser sans espérer de retour s’ils veulent intégrer le board.
Il n’est pas rare de voir un nouveau manager arriver dans l’organisation uniquement parce qu’il a entièrement financé un transfert de grande envergure vers un club.C’est pour ça qu’il y a beaucoup de grands noms dans le championnat.Boffin continue. J’ai joué à Eskisehirspor et Antalyaspor, qui ne sont pas deux géants en Turquie. Cependant, j’avais comme coéquipiers Samuel Eto’o, Samir Nasri et Jérémy Menez.
Marc Brys évoque pour la première fois son clash avec Samuel Eto’o qui a fait le buzz : « Moi, j’ai peur ? Mon père m’a toujours dit : ne recule pas ! »
« Ils veulent du bling-blingBlagues Essikal. Si un nouvel investisseur arrive, ce n’est pas pour financer le centre de formation ou proposer un meilleur contrat à un joueur turc, c’est pour faire venir un gars qui est théoriquement trop fort pour le championnat. Ce qui explique les difficultés de l’équipe nationale avec des talents locaux bloqués par des stars. Et le pire, c’est que ça ne marche pas toujours. Ziyech à Fenerbahçe, par exemple, a été un gros échec jusqu’à présent. Les dirigeants n’ont pas de vision à long terme. Ils veulent juste faire des progrès.
Une gestion étonnante du fair-play financier
Des coups qui ont un coût. L’arrivée du fair-play financier a été un coup dur pour de nombreux clubs qui se moquaient bien que la masse salariale dépasse le seuil critique de 70 % du budget total. L’UEFA a resserré la vis et plusieurs clubs ont été sanctionnés, jusqu’à être exclus de la Coupe d’Europe.Mais la gestion reste néanmoins obscuredit Essikal. Les investisseurs deviennent de gros sponsors et cela fonctionne généralement bien.
« Quand la dette devient trop importante, la direction en place est poussée vers la sortie. »Et de nouveaux patrons arrivent et commencent par effacer la dette. Puis tout recommence jusqu’à ce qu’ils soient eux aussi expulsés. C’est particulièrement vrai pour les cinq plus grands clubs. Ils ont tellement de supporters à travers le pays, voire le monde, qu’il y a toujours assez de multimillionnaires pour effacer les stupidités du passé.
Derrière les Big Five, c’est parfois plus compliqué. « Ce n’est plus une question de faillite.Boffin témoigne. Mon premier club, Eskisehirspor, par exemple, a dû repartir des divisions inférieures après avoir eu trop de dettes. La direction avait été interdite de transferts pendant sept fenêtres de transferts d’affilée ! On voit souvent des clubs monter haut en D1 puis retomber tout bas et remonter un jour parce qu’un riche a décidé de s’amuser à dépenser son argent.
Arriérés de salaires et agents partout
On parle beaucoup de l’argent du football turc quand il attire de grands noms mais aussi quand il joue les grands distraits.Les arriérés de salaires sont une tradition là-bas.Essikal rit. “Même les grands clubs ne paient pas à temps, c’est presque institutionnel. Mais ce n’est pas encore trop grave. Parfois, il faut vraiment se battre pour obtenir son argent.”
Boffin en avait été victime à Eskisehirspor.Le club me devait plusieurs mois de salaire. Quand ça arrive à ce point-là, il ne faut pas hésiter : on va à la FIFA. Cela prend souvent du temps mais on finit toujours par obtenir ce qu’on nous doit. Il ne faut pas laisser faire ça. J’ai joué dix ans en Turquie et j’ai reçu tout ce qui était prévu dans mes contrats.
Ce n’est pas toujours le cas pour les agents. Ils attendent longtemps pour toucher leur commission.Et vous feriez mieux d’avoir un contrat solide.dit Essikal. Au moindre vide juridique, les dirigeants en profitent pour ne pas vous payer. Quand vous voyez Osimhen à Galatasaray, vous pourriez penser que le football turc est Disneyland, mais ce n’est pas vrai. Lorsqu’il s’agit de faire un transfert, tout est chaotique. Sans exagérer, vous recevez parfois des appels de 100 agents turcs qui disent être mandatés par le même club pour un joueur. Vous avez l’impression que tout le monde est agent dans ce pays. (rires).”