Le mal dans la peau – sur Dans le ventre de Klara de Régis Jauffret

Le mal dans la peau – sur Dans le ventre de Klara de Régis Jauffret
Le mal dans la peau – sur Dans le ventre de Klara de Régis Jauffret

Le mal dans la peau – sur Dans le ventre de Klara de Régis Jauffret

Par Fabrice Gabriel

Régis Jauffret, on le sait, est un romancier des extrêmes qui aime les défis narratifs et aborde volontiers les sujets limites. Le ventre de Klara en offre une nouvelle fois une démonstration à la fois magistrale et terrible, car le personnage titre n’est autre que la mère de… Hitler. Récit par son géniteur de la gestation d’un monstre, ce faux roman historique, parfaitement documenté, est aussi une formidable réflexion sur les pouvoirs de la fiction dans notre rapport actuel au mal.

Il y a chez Régis Jauffret, et cela nous enchante, une (sérieuse) forme de folie polygraphique. Ou plus simplement : un appétit extraordinaire pour la fiction, et un plaisir à « faire des histoires » que rien ne semble jamais pouvoir satisfaire, au point qu’il peut s’emparer indifféremment de faits divers abrasifs (assassinat du banquier Stern par sa maîtresse, dans Grave), une certaine mythologie politique scandaleuse (l’affaire « DSK », en La promenade de Rikers Island ), des mille possibilités parfois infimes de la réalité contemporaine (dans les collections successives de Microfiction), et aujourd’hui une sorte de préhistoire extraordinairement culottée : la naissance d’Adolf Hitler.

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C’était évidemment périlleux, et c’est justement ce qu’aime Régis Jauffret : traiter d’un sujet hautement inflammable, et tenter d’affronter le pire, mais toujours souriant d’un sourire étrange, un peu distant, d’une ironie assez difficile à décrire, présente partout dans son la prose, qui préfère ainsi les paris risqués aux histoires confortables. Le voilà donc qui s’essaye à un faux roman historique dont l’héroïne sera la mère du plus célèbre de tous les dictateurs, Hitler lui-même, née en avril 1889 d’une certaine Klara Pölzl (1860-1907), mariée depuis 1885 à Alois Hitler. (1837-1903), avec qui elle entretient probablement des liens de cousinage. Le ventre de Klara raconte la gestation du monstre, à travers la voix de son père, imprégné par celui qu’elle appellera toujours « Oncle » : une sorte d’horrible self-made-man autrichien, qui fait régner la terreur (y compris sexuelle) sur une maisonnée hyper-catholique, Klara et sa sœur Johanna étant littéralement obsédées par l’idée du péché et de la damnation.

On pourrait dire que tout cela paraît un peu lourd, ou excessivement démonstratif, puisqu’il s’agit finalement de remettre en question, à partir d’éléments historiquement documentés, ce que l’on appelle, selon une expression désormais peu admise, « l’origine du mal ». La question se pose certes, et Régis Jauffret ne se prive pas de quelques plaisirs presque maniaques dans la reconstitution de l’époque, mais sa Klara n’a rien de strictement réaliste dans son discours : d’emblée, l’écrivain assume une sorte de parti-pris, qui est de devenir lui-même la voix de cette future mère, en se confondant avec ce personnage qu’il nourrit de ses paroles, et d’une certaine manière avec son propre délire, dans un mélange assez étrange de naïveté plausible et de malice « à la Jauffret ». Le résultat est une histoire extraordinairement singulière, qui ne se réduit pas au roman costumé ordinaire un peu fade, même s’il s’intéresse au pire. Autrement dit, Régis Jauffret n’est pas Éric-Emmanuel Schmitt.

C’est bien la force et un peu la folie de Le ventre de Klara, pour ne pas éluder ce qui est fondamentalement son principe narratif : la prolepsie, c’est-à-dire l’inévitable anticipation de ce que va devenir ce fœtus dont Klara ne peut, a priori, deviner le destin. La façon dont le romancier interroge ce futur que le lecteur connaît déjà est assez étonnante : on ne veut pas trop en dire, pour ne pas gâcher la lecture, mais il s’avère que l’histoire du parent est parfois parasite. par des mots appartenant au futur, ce qui crée une sorte de confusion prémonitoire et nécessite même la relecture de certains passages, pour lesquels on se demande si on les a bien compris et dont on comprend qu’ils sont comme des signaux électriques, extraordinairement violents, de ce qui va se produit à partir des années 1930.

Ainsi, lorsque Klara rend visite, au tout début de sa grossesse (nous sommes en 1888), au docteur Bloch, un médecin juif de Braunau am Inn, la ville de Haute-Autriche à la frontière allemande où elle vit avec sa sœur brutale et bossue. : « Je suis arrivé essoufflé et suintant sous la chaleur du mois d’août. Je me rafraîchissais à la fontaine qui jouxtait le portail grand ouvert de sa maison de pierre blanche. J’ai traversé une allée plantée d’ormeaux et d’herbe parsemée de têtes coupées, de champignons humains poussés dans la nuit et d’éclats d’os blancs comme des coquilles quand les cendres avaient été noyées dans la terre imbibée de sang des pleurs et des cris et du calme et du silence. et l’odeur du néant et quatre-vingts ans après la dernière crémation les chambres à gaz surgissent des abîmes et apparaissent ici et là encore brillantes comme les carreaux de faïence rouge et blanc qui recouvraient leurs murs et j’avançais en regardant devant moi pour rester en ligne avec ce radieux jour. Le genre de caisse en bois avec laquelle les Juifs décorent leurs portes était vissée sur l’encadrement de la porte d’entrée. »

Forcément, le sourire se fige. Mais la tragédie n’a jamais la lourdeur de la thèse, même si le texte s’appuie sur une bibliographie « de concentration » très classique et abondante indiquée à la fin de l’ouvrage, de Robert Antelme à Elie Wiesel, en passant par le plus célèbre biographe hitlérien Ian Kershaw. . Cependant, ce n’est pas la vie du dictateur (jamais nommé) qui est en cause, même indirectement, mais plutôt celle de sa mère, qui raconte en détail les conditions de son existence, sa propre histoire de fille. pauvre femme qui est passée du statut de servante à celle d’épouse d’un homme beaucoup plus âgé qu’elle, le traumatisme des enfants morts, l’association avec des prêtres bornés et cruels dans un contexte d’antisémitisme généralisé… Tout cela est-il seulement véridique ? “Les documents et témoignages concernant l’existence des protagonistes de cette histoire sont rares”, explique l’auteur dans sa mise en garde. La règle à laquelle je m’en suis tenu est de respecter les éléments tangibles dont nous disposons concernant les parents d’Hitler et sa tante qui, à cette époque, vivaient tous les trois sous le même toit (…), de reconstruire quotidiennement leur vie durant cette grossesse aux innombrables conséquences, tout en recréant les parties manquantes ou floues à travers la fiction. Ce roman est fait de faits et d’imagination comme un corps de chair et d’os. »

Jauffret suggère au contraire la possibilité de prédire l’avenir du mal, et en même temps d’avertir de sa perpétuation, en le situant dans le passé. fatal fiction.

Ce qui est assez frappant, alors, c’est la façon dont le personnage de Klara parvient presque à nous faire oublier celui qui sera son fils, ce « Hitler » emblématique du mal dans l’Histoire (une antomase cachée, dirait la rhétorique traditionnelle). Non pas, une fois de plus, que Klara soit simplement « crédible » dans son discours ou ses attributions romantiques : bien sûr, elle représente une certaine condition de femme, soumise et maltraitée, dans un monde franchement abject, enfermé par les conventions sociales. et arbitraire religieux… Mais dans l’espèce de profusion presque expérimentale de son discours ininterrompu, c’est bien la voix de l’auteur de Clémence Picotun grand livre psychotique publié par Régis Jauffret il y a vingt-cinq ans (et dont l’histoire, tout aussi monstrueuse, d’une femme en quête de maternité n’est pas sans annoncer, d’une manière lointaine, le roman d’aujourd’hui) : lui qui a conçu un Le dictionnaire de l’amour de Flaubert peut évidemment s’exclamer « Klara, c’est moi ».

Il ne s’agit pas d’une simple formule, mais plutôt d’une manière d’affirmer une sorte de toute-puissance de la littérature qui se lance le défi, au fond assez incroyable, de devenir la matrice du plus meurtrier des dictateurs : une gentille métaphore-mère de l’écriture, qui espère triompher des faits grâce à l’imagination. Le ventre de Klaracela va de soi, ne révise en rien l’histoire de la Shoah, l’anticipant avec l’audace prétendument incohérente du roman, ou l’éclat intempestif de ses élans prémonitoires, qui nous conduisent finalement au camp d’Auschwitz, comme on peut le dire. visité aujourd’hui : le livre de Régis Jauffret suggère au contraire la possibilité de prédire l’avenir du mal, et en même temps d’alerter sur sa pérennité, en le replaçant dans le passé fatal fiction. Il peut alors, par l’originalité de son dispositif, être relu comme une sorte d’alarme relancée : un étrange pari narratif, répétons-le, qui engage aussi le présent de notre histoire en train de s’écrire, et que Vous aviez être un peu fou, à la fois terriblement lucide, pour tenter – et réussir – dans cette voie.

Fabrice Gabriel

Écrivain, critique littéraire

 
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