« Depuis la fin de la guerre froide, les conflits sont en déclin »

« Depuis la fin de la guerre froide, les conflits sont en déclin »
« Depuis la fin de la guerre froide, les conflits sont en déclin »

La Croix : Votre œuvre parle de la confrontation qui commence entre deux empires. Nous assistons également à la résurgence d’un vieux conflit, la guerre Israël-Hamas. À qui profite la guerre en cours ?

Bruno Tertrais : Ce conflit profite aux quatre néo-empires dont j’analyse le comportement dans mon dernier livre. Il y a bien sûr l’Iran, allié du Hamas, qui confirme sa posture de soutien à la cause palestinienne et de délégitimation de l’État d’Israël. Ensuite la Turquie, dont le président s’est une nouvelle fois posé en défenseur des musulmans, au point d’évoquer un possible affrontement entre la Croix et le Croissant.

La Russie a également fait preuve d’opportunisme en déchaînant sur les réseaux des trolls suggérant notamment que l’Ukraine avait armé le Hamas. Enfin, tout ce qui peut détourner l’attention du détroit de Taiwan est profitable à la Chine, qui se présente une fois de plus comme le défenseur des nations pauvres face à l’Occident.

Votre livre met l’accent sur la stratégie chinoise de bouleversement de l’ordre établi. Quels sont les objectifs à long terme de la Chine ?

BT : Il y a dix ou quinze ans, on disait largement que la Chine était prête à partager la domination mondiale avec les États-Unis. Mais l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping correspond très clairement au raidissement chinois et au renforcement de ses ambitions. Écoutez et lisez simplement ce que disent les dirigeants chinois. Il s’agit d’une part de parvenir à l’unification du pays avant 2049 et donc de récupérer Taiwan et d’autre part de promouvoir « la victoire finale du communisme ».

A minima, on peut considérer que, comme la Russie, elle veut rendre le monde plus sûr pour l’autocratie : autrement dit, affaiblir l’Occident pour que son régime puisse non seulement survivre, mais aussi se développer, pour qu’il puisse reprendre sa place. au centre du monde.

Comment la Chine considère-t-elle son allié russe ?

BT : Aux yeux des dirigeants chinois, c’est un allié nécessaire et parfois encombrant. La Russie possède de précieuses ressources en hydrocarbures et partage avec la Chine le même antagonisme envers l’Occident. Il n’est pas certain que Xi Jinping approuve pleinement les initiatives stratégiques de Poutine, mais soyons clairs, Pékin n’abandonnera pas son allié russe.

L’idée selon laquelle on pourrait éloigner les Russes des Chinois est totalement déconnectée de la réalité et attribue à l’Occident une puissance qu’ils n’ont pas. Toutefois, la Russie et la Chine ne forment pas une alliance militaire au sens strict. Il est certain que la coopération en matière de défense entre Moscou et Pékin s’intensifie. Que cela aille jusqu’au transfert des informations, données et équipements les plus sensibles, j’en doute fortement.

Vous pensez que le tournant de la démocratie antilibérale dans le monde a été franchi. Ce mouvement va-t-il perdurer ?

BT : C’est un phénomène durable, mais pas irréversible. Aujourd’hui, le modèle de démocratie antilibérale ainsi que le modèle de capitalisme d’État incarné par la Chine sont en plein essor. Mais quand on regarde de près les travaux comparés sur l’évolution des régimes politiques au cours des trente dernières années, on se rend compte qu’il ne s’agit pas d’une régression vers les années 1980 : ce sont les démocraties les plus récentes qui subissent les régressions les plus marquées.

Il existe aujourd’hui trois modèles dont la légitimité est plus ou moins forte : la démocratie libérale classique, le régime hybride (ou illibéral) sur fond de réaction nationaliste et enfin, les modèles autoritaires comme celui de la Chine, de la Corée du Sud. Nord, de la Russie, au ton fasciste, flirtant même avec le totalitarisme.

À quoi pourrait ressembler le choc entre ces mondes dans les années à venir ?

BT : J’avance la thèse selon laquelle nos années 2020 empruntent à la fois aux années 1910, celles de la rivalité des empires, aux années 1930 marquées par la montée des régimes autoritaires et aux années 1950 au début de la guerre froide. La compétition entre une famille occidentale, plutôt libérale, et une famille eurasienne autoritaire, se joue également dans des espaces qui n’existaient pas au début du XXe siècle : le numérique, l’espace ou encore les fonds marins.

Par ailleurs, le contrôle des matériels stratégiques apparaît comme un enjeu particulièrement important. On peut s’attendre à une sorte de « guerre tiède » ponctuée de conflits périphériques, notamment dans la zone géographique s’étendant des Balkans à l’Asie du Sud-Est.

Une guerre contre Taiwan est-elle inévitable ?

BT : Ce scénario n’est pas écrit. Simplement, il serait irresponsable de ne pas considérer ce conflit aujourd’hui, car ses conséquences seraient infiniment plus graves que celles de la guerre ukrainienne. Taïwan oppose deux grandes puissances qui se comprennent parfois mal, avec d’un côté une paranoïa chinoise particulièrement forte et de l’autre une Amérique qui ne comprend pas toujours les intentions de Pékin.

Il existe ce que j’appelle des « cordes de retenue » qui limitent la probabilité d’un conflit : l’interdépendance économique et la dissuasion nucléaire. Mais l’hypothèse de la rupture de ces cordes de rappel doit être examinée.

L’Occident ne manque pas d’atouts dans cette nouvelle guerre froide qui démarre…

BT : Il existe en Europe et aux États-Unis un discours répandu sur le déclin de l’Occident qui me semble effectivement pessimiste. Nous avons tendance à oublier nos propres forces. Les grands États démocratiques que sont les États-Unis et l’Inde sont dans une meilleure situation démographique que la Russie et la Chine.

L’Amérique dispose de nombreux atouts dans le domaine militaire, notamment de par son réseau de bases et d’alliances, son expérience du combat, sa culture militaire qui laisse des marges de manœuvre aux forces. La capacité d’innovation et d’intégration dans le système productif avec des brevets largement diffusés à l’échelle mondiale reste une caractéristique occidentale, notamment américaine.

Malgré la tendance actuelle à l’équilibre des pouvoirs, vous estimez qu’à long terme, la société humaine tend au contraire à devenir plus apaisée…

BT : Depuis la fin de la guerre froide, même si l’on connaît actuellement une pause dans ce mouvement, les conflits diminuent. La majorité des conflits aujourd’hui sont internes. Les grandes guerres entre États, comme l’Ukraine, sont des exceptions, même si elles sont décisives pour l’avenir des lignes de force sur la scène internationale.

La nouveauté, c’est surtout que les guerres sont plus visibles : elles nous parviennent sans cesse à travers les réseaux sociaux et les chaînes d’information permanentes. D’où ce sentiment d’un monde plus sauvage et conflictuel, qui ne correspond pas forcément à la réalité. Sur le très long terme, on peut dire que la violence physique est de moins en moins considérée comme l’instrument normal de résolution des conflits entre les personnes, entre les sociétés et entre les États.

 
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