L’amour est un enfant bohème, impossible de le ranger dans une case aux frontières bien définies. Souvent il s’immisce là où on l’attend le moins, semant le doute parmi les amis, ex, collègues. Un désordre au charme incroyable… qui peut aussi nous prendre en otage.
Cela durera depuis près de quinze ans. Mathieu et Lara se sont rencontrés lors d’un voyage scolaire en CE1. A presque 30 ans, ils n’ont toujours pas vraiment compris la nature de leur lien, et continuent de valser, au fil des années et des événements de la vie, entre amour et amitié. « C’est lui qui m’a fait fumer ma première cigarette », se souvient Lara. Il était mystérieux, super drôle, charismatique. Nous sommes rapidement devenus amis. Et tout de suite, les gens ont commencé à me dire : « Il est vraiment amoureux de toi. » Moi, j’étais un peu attirée : quand, en cours, il me regardait droit dans les yeux, ça me faisait un effet. Mais je ne savais pas vraiment. »
L’amitié, un amour qui ne dit pas son nom
À quoi devraient ressembler nos émotions pour pouvoir leur attribuer un terme exact ? Entre amour et amitié, même les mots, si proches, invitent à la confusion. «Quand j’ai réalisé que je l’aimais beaucoup, il est revenu de vacances et avait une petite amie», poursuit Lara. Je ne lui ai rien dit. Quand il était « libre », c’était moi qui étais complètement dans une autre histoire. Une chose en a entraîné une autre et nous sommes restés « amis ». Même si tous les deux ou trois ans, quelque chose d’inquiétant se produit. Une présence de corps, tout à coup, quelque chose d’électrique. Comme ce soir où, en dansant, il a posé sa main sur mon ventre. Je me souviens avoir ressenti un désir comme je n’en avais jamais ressenti auparavant. Nous nous sommes regardés, comme pour dire : « Nous savons que nous ne pouvons pas. » À l’époque, nous étions tous les deux en couple. La vie a repris, les années ont passé. Et chaque fois que l’un de nous se rapproche, ce n’est pas le bon moment pour l’autre. Mais ça ne fait rien. Officiellement nous sommes « amis » : nous sommes là l’un pour l’autre sans condition, nous parlons beaucoup, nous décortiquons tout… Sauf notre relation. Jusqu’à un événement très récent et absolument imprévu : nous nous sommes embrassés. C’était la fin d’une fête, nous avons ensuite parcouru Paris au lever du soleil et, pour la première fois, avons mis des mots sur tous les micro-événements passés où nous avions ressenti, tous les deux, la même particularité dans le gouffre de mon ventre… Depuis, je me sens plus accro, et je m’en fuis un peu. En fait, je ne sais pas si j’ai envie de faire l’amour avec lui. Peut-être que ce qui me terrifie le plus, c’est de tomber vraiment amoureux, et tout change. En l’état, ce lien est si profond, si solide, si pur… Ce qui m’importe, c’est qu’il existe. » N’est-ce pas l’essence de l’amitié – et de tous nos sentiments humains – de flotter entre deux eaux ? La relation ardente entre Montaigne et La Boétie (« Parce que c’était lui, parce que c’était moi ») est devenue l’exemple de ces amitiés-passions dont les mots du philosophe condensent toute l’ambivalence : « Il y a, au-delà de tout mon discours et ce que je peux dire en particulier, je ne sais quelle force inexplicable et fatale médiatise cette union. Nous nous cherchions avant de nous voir. » « Dans l’amitié, il y a parfois un moment de changement en amour », décrit l’écrivain Jean-Luc Hennig, auteur de nombreux ouvrages, dont D’une extrême amitié, Montaigne & La Boétie (Gallimard, 2015). Parfois un, parfois les deux ensemble. Parfois soudainement, parfois après un temps plus ou moins long de perte ou d’oubli. Il s’agit, à proprement parler, d’un lapsus. L’amitié devient amour. »
L’entre-temps, un ancrage nécessaire
Oui, il y a de l’amour dans l’amitié, tout comme il y a de l’amitié dans l’amour. Des moments d’érotisme et une telle complicité… « Il y a toujours une sorte d’ambiguïté », confirme la psychanalyste Sophie Cadalen. Pourquoi l’amitié devrait-elle être plus claire que les autres formes d’amour ? Même l’amour filial n’est pas simple. Tout est toujours partagé, dans le quotidien vivant de l’amour. » Mais parfois, on aimerait simplifier les choses, saisir l’insaisissable… « Souvent dans une relation, très tôt – trop tôt – on a une envie de clarifier, de préciser », constate le psychanalyste. On aimerait que l’autre s’exprime sur ce qu’il ressent, ce que nous représentons pour lui, souvent avant même de se poser la question. L’amour est tellement bouleversant qu’on aimerait remettre les choses en ordre. Ce qui peut faire avorter très vite une relation car, justement, on ne lui aura pas donné ce vague temps : ce « je ne sais pas où je vais, je ne sais pas ce qui se passe, ce qui va se passer »… Nous rêvent souvent d’un amour où tout serait clair dès le départ. Mais c’est rarement ainsi que cela fonctionne. »
Il est difficile, en réalité, de savoir quand commence l’amour. Tout aussi difficile, sinon plus, de savoir où cela se termine. Rien de tel qu’un duo d’« ex » pour se retrouver coincé en eaux troubles. Romane Bohringer en a fait une comédie, Amour flou, dans lequel on la voit, avec l’ex de sa vie, accoucher ensemble d’une « séparation » : deux appartements séparés communiquant via… la chambre des enfants (bel alibi de non-séparation). Chacun vit sa vie librement sous le regard très ambigu de l’autre, qui continue – et notamment lui – à souffrir des affres de la possessivité, de la jalousie, du manque…
Le risque de faux espoirs
Bien qu’il puisse être dérangeant et exquis, « l’amour flou » peut aussi parfois être le lien le plus inconfortable et le plus aliénant. «Il y a des choses floues qui nous mettent en insécurité, qui nous tiennent en otage», souligne Sophie Cadalen. Surtout quand un seul des deux entretient l’ambiguïté, tandis que l’autre est coincé dans une sorte d’attente, et passe son temps à essayer de déchiffrer, de comprendre « où on va ». Au risque de ne plus se demander où il veut aller. Cela peut devenir insupportable et donner lieu par exemple à ces violentes ruptures d’amitié où l’un des deux disparaît subitement sans que l’autre ne comprenne. Ou à ces séparations interminables pleines d’espoirs et d’incompréhensions, où chacun trouve sans doute ses bénéfices secondaires, mais qui ferment tout, y compris la possibilité d’une autre relation. » Rien de pire qu’un faux espoir. « Le flou opère si tous deux consentent à cette danse un peu flottante, à une rencontre qui ne s’inscrit pas dans une « normalité » prédéfinie de la relation. » Tout reste alors à inventer. « Nordine est mon « amie-amante » depuis des années », explique Isabelle, 49 ans, divorcée, mère de deux enfants. Il est clairement gay, mais depuis nos années étudiantes, il règne entre nous une tendresse particulière et une sensualité incontrôlable. Nous aimons danser ensemble, nous frôler, nous embrasser. Sa peau, son odeur, sa façon de bouger peuvent me déranger, mais nous ne coucherons jamais ensemble, et ce n’est pas grave. »
Ah, un baiser… Victoire et Rebecca ont également fini par s’embrasser, un soir d’extase, après avoir été ensemble pendant de nombreux mois. L’un est gay, l’autre non. A priori, ils n’iront pas plus loin, mais ce baiser scelle leur lien, hors du cadre. Quoi de plus clair – et vertigineux – qu’un baiser pour placer une relation dans une « non-zone » : plus d’amitié, pas vraiment d’amour. Une relation où l’on flirte allègrement avec nos ambivalences.
---Un passage à l’action… sans action
C’est aussi un baiser qui ouvre le champ des possibles – et le début de la résistance – entre les deux héros de Mathias et Maxime, le film de Xavier Dolan où une amitié masculine se tourne irrésistiblement vers l’amour. Sujet éminemment cinématographique.
“Avec Séb, nous entretenons une amitié amoureuse depuis plusieurs années”, confie Louise, “plus de 70 ans” [sur son âge aussi elle reste floue, ndlr]. C’est un ami de ma fille, il a plus de trente ans de moins que moi. Je n’ai aucune envie de me retrouver nue dans ses bras. Mais son regard sur moi, ses messages érotiques, ses gestes parfois et surtout son assiduité me dérangent, me rassurent sans doute et me donnent envie de le séduire. Nous jouons à ce petit jeu depuis plusieurs années en secret avec mes enfants. J’adore ! » Il n’y a pas de mots pour mettre toutes ces histoires entre les deux, inclassables en fait, dans une culture (encore) binaire qui aime séparer pour mieux contrôler. D’un côté l’amour, de l’autre ce qui ne l’est pas. Une simplification qui peut provoquer de véritables désastres si, pour « clarifier » la situation, nous franchissons la limite de nos possibles ou de nos interdits.
« Rester dans le flou, ce n’est pas avaler son désir, explique Sophie Cadalen, mais jouer avec l’idée de… C’est une manière d’agir sans agir, de flirter avec la transgression. La liberté ne consiste pas forcément à réaliser tous les désirs qui nous traversent l’esprit. L’idée, la fantasmagorie sont parfois plus excitantes qu’une action dont on ne veut pas vraiment au fond, et qui nous priverait de cette « possibilité de l’acte » parfois plus jouissive que l’acte lui-même. » Le désir se délecte du clair-obscur, du presque dit, des fausses transparences. Parmi ces « peut-être, mais non, pas avant, et si… » Une valse-hésitation qui, tant qu’on ne se marche pas sur les pieds, peut être Source de grande (re)joie.
Lire
L’amour sans instructions par Sophie Cadalen
Comment fonctionne notre inconscient dans l’amour, et surtout comment s’ouvrir à la rencontre réelle (Eyrolles, 2014).