Docteur en histoire économique, Sylvain Wenger s’intéresse aux procédés industriels et à l’innovation technique. Il travaille aujourd’hui pour la Société des arts de Genève et a soutenu en 2016 une thèse à l’Université de Genève intitulée “Innovation, industrialisation et institutions du savoir : une perspective genevoise” (1750-1850).
Heidi.news : Comment est née l’industrie à Genève ?
Sylvain Wenger— De grand centre de foires au Moyen Âge, Genève se transforme dans la seconde moitié du XVIe siècle en ville manufacturière avec l’implantation de la soierie, de la dorure et de l’horlogerie. Deux phases d’industrialisation peuvent alors être distinguées. La première commence au début du XVIIIe siècle, avec l’essor du secteur de l’horlogerie (accompagné de l’orfèvrerie et de la joaillerie) et celui des toiles de coton peintes, les fameuses indiennes. Ces deux systèmes productifs, bien que distincts, tendent à rationaliser l’organisation de la production en spécialisant les tâches des ouvriers.
Puis, au milieu du XIXe siècle, un nouveau mouvement industriel basé sur le génie mécanique s’affirme ; cette dernière se caractérise par le développement d’industries de réseaux (distribution d’eau, production d’énergie ou industrie ferroviaire) et de machines (fabrication d’instruments de précision, de turbines hydrauliques, d’automobiles).
Le tournant du XXe siècle est marqué par l’arrivée de la chimie industrielle moderne, avec les grands parfumeurs.
Quelle importance cela a-t-il eu en Europe et quels sont les facteurs qui ont permis un tel positionnement ?
Genève devient un lieu de production hautement reconnu. Qu’il s’agisse de garde-temps, d’Indiens, d’infrastructures énergétiques, de moteurs ou de munitions, les produits genevois voyagent et font largement connaître la « Genève technique ». En Europe et au-delà.
Parmi les facteurs contribuant à ce succès, l’ingéniosité de certains acteurs genevois est un élément souvent sous-estimé dans nos mémoires. De la même manière que le bassin lémanique est désormais reconnu dans le monde entier comme un lieu d’innovation, notamment avec l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, Genève a historiquement eu une forte capacité d’innovation. Cette dernière est drainée par les premiers acteurs de la convergence des connaissances scientifiques et techniques à des fins industrielles.
Je citerai par exemple les physiciens Jean-Daniel Colladon, pionnier dans l’industrie du gaz d’éclairage et dans la construction de foreuses à air comprimé utilisées pour le forage des tunnels, et Raoul Pictet, le père de la première machine frigorifique en 1869, ou le l’ingénieur Théodore Turrettini, acteur de renommée internationale dans le domaine de la distribution d’énergie hydraulique. Tous trois ont marqué le XIXe siècle.
Comparée à l’histoire industrielle de cantons comme Zurich, cette partie du passé genevois, bien que glorieuse, est aujourd’hui peu connue. Pour quelle raison?
La formation de la mémoire collective dépend non seulement de ce que révèle la recherche historique, mais aussi des intérêts, commerciaux ou autres, propres à chaque période. Cependant, l’économie genevoise a glissé vers le tertiaire au cours du XXe siècle et il semble – c’est une hypothèse – que l’on ait quelque peu renoncé à valoriser sa vocation industrielle pour profiter de son avantage comparatif en termes d’image, avec en notamment la Genève internationale, une image intéressante sur le plan diplomatique, financier et commercial, avec notamment l’arrivée et l’expansion d’entreprises multinationales.
A l’exception de la haute horlogerie, qui a toujours cultivé avec soin son attachement à Genève et, dans une moindre mesure, à l’industrie des parfums et arômes, il est vrai qu’on est aujourd’hui peu conscient de l’histoire, de la diversité et du dynamisme du tissu industriel genevois.
---A Zurich, l’industrie est fortement liée à de grandes personnalités, comme Alfred Escher. Était-ce aussi le cas à Genève ?
Plusieurs personnalités politiques locales ont influencé le développement industriel de Genève, tout en s’impliquant de manière visionnaire dans la politique fédérale, contribuant ainsi à façonner la Suisse moderne à partir de 1848. C’est le cas de l’inquiet réformateur James Fazy, qui modernise la ville et favorise l’arrivée des industries nouvelles, le grand ingénieur civil Guillaume Henri Dufour, ou encore l’homme d’Etat Gustave Ador, impliqué dans les industries de réseaux.
Cela dit, d’autres acteurs sont peu connus malgré des trajectoires extraordinaires. Johann Jakob Schweppe est l’un d’entre eux. Cet horloger allemand s’associera aux Genevois vers 1790 pour créer une usine d’eau minérale, qui deviendra Schweppes. On peut également citer Jules Mégevet, le magnat du transport individuel, voitures, bateaux, avions, ainsi que les « frères inventifs » Henri et Armand Dufaux, fondateurs de Motosacoche en 1899 et pionniers de l’aviation.
Peut-on nommer des femmes, souvent oubliées dans l’histoire, qui ont joué un rôle clé dans l’histoire industrielle de Genève ?
Les femmes ont longtemps constitué une part importante de l’emploi productif. Au 19ème siècle, environ un tiers des personnes travaillant dans l’horlogerie suisse étaient des femmes. Mais je ne vous apprends rien en rappelant qu’à Genève, comme ailleurs en Suisse, ils ont été largement tenus à l’écart des rôles de décision tant économiques que politiques, jusqu’aux années 1970.
Si des personnalités se sont démarquées dans l’histoire industrielle, c’est plutôt dans la lutte pour de meilleures conditions d’apprentissage et de travail et pour l’égalité de traitement, comme l’horloger Louisa Vuille, syndicaliste et première présidente du groupe horloger d’une des plus grandes fédérations ouvrières de Suisse. en 1947.
Pour que la mémoire collective, qui associe aisément industrie et masculinité, puisse rappeler l’importance de l’influence féminine dans les ateliers et chaînes de montage et probablement aussi dans les aspects décisionnels, des recherches plus approfondies dans ce domaine sont nécessaires.
Ce passé industriel a-t-il créé une véritable culture ouvrière à Genève ?
Sans aucun doute. Des expositions organisées par l’Association pour le patrimoine industriel, l’Ecole ouvrière et la Bibliothèque de Genève témoignent de la culture ouvrière de l’époque. Les images de centaines d’ouvriers dans les usines, la correspondance et les témoignages de l’époque permettent de percevoir les différentes facettes de la vie quotidienne au travail, au travail et dans la vie privée.
De nos jours, cette culture est moins perceptible. L’industrie est désormais plus dispersée dans le canton, à Plan-les-Ouates, Vernier ou Satigny, et les habitants s’identifient peu à cette périphérie industrielle.
Cela dit, le passé industriel a toujours une présence urbaine. Certains anciens sites de production sont aujourd’hui très appréciés du public, comme l’Usine qui a servi à l’extraction de l’or jusqu’en 1970 et qui est devenue un haut lieu de la culture alternative. A Plainpalais, il y a le site de la Société genevoise d’instruments de physique (SIP), ancien fleuron industriel devenu un véritable cœur artistique local, ou encore la friche industrielle du quartier Charmilles-Châtelaine, occupée par plusieurs ateliers mécaniques. depuis la fin du XIXe siècle, où l’École d’art et de design de Genève a récemment déménagé.
Avec le soutien de l’Office genevois de promotion des industries et des technologies (OPI)