Sony a vendu sa première PlayStation le 3 décembre 1994. Il s’agit peut-être de l’héritage le plus important de l’ère moderne réalisé par une entreprise japonaise, après la Juste à temps de Toyota. Vu du Québec, c’est encore plus grand : la console qui a lancé l’ère du jeu vidéo à grande échelle était un rêve pour ceux à qui l’on doit l’existence du jeu vidéo québécois.
« L’influence de jeux comme Finale Fantaisie, Engrenage métallique solide, Resident Evil et Grand Tourismec’étaient les jeux auxquels nous jouions tous, en construisant les studios à Montréal », se souvient le cofondateur d’Ubisoft Montréal et ancien grand patron d’EA Games à Montréal, Alain Tascan. Aujourd’hui responsable de la stratégie du jeu vidéo pour Netflix, M. Tascan est considéré comme l’un des fondateurs de l’industrie du jeu vidéo québécoise. « Leur influence a été importante pour motiver notre ambition. »
Il faut se remémorer le monde de 1995 pour comprendre l’ampleur du tsunami créé par Sony. À l’époque, les jeux vidéo se jouaient sur les consoles Super Nintendo ou Sega Genesis, ou encore sur PC. Microsoft a outrageusement dominé le marché informatique avec… Windows 3.1. Internet en était encore à ses balbutiements, accessible principalement par modem téléphonique, grâce à un fournisseur qui envoyait généralement ses CD-ROM de connexion par la poste.
La Xbox ne verra pas le jour avant six ans. La Nintendo 64 n’arriverait pas avant au moins un an. Sega espérait voler le marché avec une Dreamcast arrivée en 1998 et qui a plutôt signé son arrêt de mort.
Entre-temps, la PlayStation – et plus encore la PlayStation 2 de 2000 – allait s’imposer comme le leader mondial des consoles de jeux vidéo. « Que dire des franchises comme Le dernier d’entre nous et Dieu de la guerre ? », s’exclame le directeur des opérations du studio Krafton Montréal, Stéphane D’Astous, qui a fondé le studio Eidos Montréal en 2007, qui a marqué l’industrie locale avec Deus Ex : Révolution humaine.
Toutes générations confondues, la PlayStation s’est vendue à plus de 500 millions d’exemplaires. Ces consoles ont captivé l’imagination de millions de joueurs, dont beaucoup sont devenus des professionnels du jeu vidéo.
Pas mal, pour un produit né de l’échec d’un partenariat entre Sony et Nintendo…
Sony et le Québec
En 1995, le Québec était déchiré sur la question de son indépendance. Ironiquement, le référendum et la victoire étriquée du Non au soir du 30 octobre interviendraient à peine un mois après l’arrivée des premières consoles PlayStation au Canada. Le taux de chômage stagne autour de 11%. Le meilleur taux d’intérêt hypothécaire du pays était de 8,6 %. Montréal, la puissance économique de la province, stagne depuis la fin des années 1980.
« À l’époque, les plus grands disaient encore : “Fais attention à ça, ça va marquer la télé !” », rappelle le spécialiste du jeu vidéo et producteur du podcast Radio-TalbotDenis Talbot.
C’était le futur, quand on jouait à ça. Cela a lancé tout un univers, qui aujourd’hui se porte très bien.
Denis Talbot, spécialiste du jeu vidéo
Au début des années 1990, les PME montréalaises Megatoon et Multimedia Interactive se lancent dans la conception de jeux vidéo sur CD-ROM. Toutes deux sont revendues puis rachetées par leur grand patron Rémi Racine pour devenir Artificial Mind & Machine (A2M) en 2000, et changent définitivement de nom en 2010 pour devenir Behaviour Interactive. Parmi les plus gros clients de ce qui est aujourd’hui le plus grand studio de jeux vidéo canadien, il y a un nom qui revient au fil des années : Sony.
C’est en 1997 que l’éditeur français Ubisoft ouvre son premier studio en Amérique du Nord. Les négociations avec le gouvernement du Parti québécois l’amènent finalement à choisir de s’établir à Montréal. Ubisoft Montréal sera rentable dès ses débuts, mais commencera à s’imposer plus sérieusement au tournant du millénaire, lorsqu’on lui confiera la mission de créer un jeu principalement destiné à la plateforme Xbox de Microsoft, lancée en 2001, et capable de détrôner la franchise Engrenage métallique solide du haut des jeux dits « d’infiltration » (jeux furtifs). Engrenage métallique solide était un titre phare de PlayStation.
Splinter Cell de Tom Clancy est sorti en 2002. Et ça a marché ! Ubisoft Montréal développera toute une série de jeux sous cette marque jusqu’en 2010. Entre temps, Electronic Arts, Eidos, Gameloft, WB Games et plusieurs autres grands noms sont venus s’installer au Québec, aux côtés de dizaines d’entreprises locales qui emploient aujourd’hui 14 000 personnes. et qui représentent peut-être la plus grande grande réussite économique au Québec depuis la création d’Hydro-Québec.
Tout cela parce qu’une poignée d’entrepreneurs qui jouaient à la PlayStation ont cru bon d’importer un peu de ce rêve vidéoludique japonais au Québec. «C’est ce que nous aura laissé le Japon», résume Denis Talbot.