Ozempic est devenue en un clin d’œil une marque à la notoriété mondiale. Une sorte de yin au yang de la malbouffe et de ses marques comme Coca Cola ou KFC. La pharma danoise Novo Nordisk, qui a développé Ozempic, est devenue la plus grande capitalisation boursière d’Europe, loin devant la star des années 2010, le groupe de luxe LVMH. Eli Lilly, qui commercialise des médicaments concurrents, est devenue la dixième capitalisation boursière mondiale. A l’automne 2024, sa valeur dépasse les 800 milliards de dollars, non plus loin des géants qui surfent sur la vague de l’intelligence artificielle comme Google, Microsoft et Nvidia, en attendant le producteur de ChatGPT, OpenAI.
Nul ne sait si les investisseurs ont mis des lunettes trop roses pour lire l’avenir de ces deux familles de technologies. Mais à la fin de notre exploration des prouesses scientifiques et entrepreneuriales qui ont produit Ozempic et ses produits similaires, il me semble que les similitudes entre ces deux technologies apparemment très différentes vont bien au-delà du firmament boursier. Les similitudes, mais aussi les risques, notamment ceux vers lesquels ces technologies pourraient conduire nos sociétés dans le futur si l’on n’y prend pas garde.
Discussion avec un fan d’IA
J’ai récemment participé à une table ronde sur l’IA générative dans le cadre de la journée d’affaires organisée au cœur de la Genève industrielle à Plan-les-Ouates. David Granite occupe le poste de « technologue créatif » au sein du Groupe Dorier, une filiale de la société multinationale d’événements MCI. Il développe des expériences immersives époustouflantes avec beaucoup d’IA. Il est à la fois expert et fan.
David Granite n’a aucun doute sur le fait que l’intelligence artificielle s’imposera dans la création. Il a sans doute raison et me donne pour preuve un petit livre qu’il a réalisé en un rien de temps pour les écoles genevoises avec l’aide de l’IA produisant textes et dessins. C’est bien fait et je conviens que ces écoles n’auraient probablement pas eu les moyens de produire un tel livre rapidement et à moindre coût, sans l’IA.
Cependant, au moment où j’écris ces lignes, je ne peux m’empêcher de me demander quel impact ces IA auront sur ceux qui écrivent, dessinent ou réalisent des films, qu’ils soient professionnels ou amateurs. La réponse de David Granite est une réponse que j’entends depuis plusieurs années : vous ne serez pas remplacé par une IA mais par quelqu’un qui sait utiliser une IA.
Vers une créativité standardisée
Cela me semble un peu court. D’abord parce que si ces IA génératives font beaucoup de choses étonnantes, la plus marquante, celle qui fut même leur porte d’entrée via l’art, c’est qu’elles investissent dans ce qui est longtemps resté une chasse gardée. de l’être humain : la créativité. Compte tenu de la vitesse à laquelle ils progressent, peut-on vraiment croire qu’ils ne parviendront pas à nous déposséder de cette créativité intimement liée à notre identité humaine ?
Des chercheurs britanniques se sont posés la même question. Dans une étude publiée cet été par Science Advanced, ils ont testé l’utilisation de l’IA générative par les éditeurs, non pas pour les remplacer mais pour suggérer des idées. Un cas d’utilisation « positif » fréquemment cité pour l’IA. S’ils notent que ce brainstorming homme-machine se traduit par une augmentation de la créativité individuelle, notamment pour les éditeurs les moins productifs, ils constatent également une diminution de la créativité collective. Les histoires commencent à se ressembler.
Contexte défavorable pour l’humain
Les designers du studio franco-japonais Aoki ont posé cette même question de l’effet de l’IA sur la créativité au ChatGPT4 en juillet 2023. Au fond, cette IA met en avant la perte de l’envie de créer, la création en circuit fermé, la standardisation, la production à outrance, dévalorisation de l’art… et même risque de régression cognitive, notamment pour les enfants.
On peut se rassurer en affirmant que ces IA génératives ne créent pas réellement de contenu ou de nouveaux travaux, mais les génèrent à partir de données. Certes, mais ces contenus numériques se déploient aussi dans un contexte économique concurrentiel plus favorable à l’IA qu’à l’humain.
Malgré tous leurs défauts, les réseaux sociaux comme YouTube, Tik Tok ou Instagram, ainsi que les plateformes comme Substack pour le texte ou Spotify pour la musique, ont permis la diffusion de la créativité de chacun. Cela a donné lieu à une gigantesque compétition pour attirer l’attention.
Mais que pourront faire demain les influenceurs les plus talentueux, sans parler des artistes, face à un torrent de créations générées par l’IA, capables de délivrer une vidéo, un refrain ou encore une lettre d’amour, sur mesure et parfaitement adaptés à l’humeur du moment, analysée au rythme du cœur grâce à une montre connectée au poignet de la personne à qui cette création est destinée ?
Un air de Black Mirror
C’est à ce moment « Black Mirror » de notre analyse que l’IA et Ozempic se croisent, au-delà des similitudes boursières évoquées plus haut.
Ces médicaments représentent un progrès indéniable dans le traitement de la maladie chronique qu’est l’obésité et de ses conséquences physiologiques ou psychologiques dans une société qui la stigmatise. Mais leur impact potentiel est bien plus grand, car ils touchent directement à un autre aspect de l’expérience humaine. Pas de créativité, cette fois, mais notre appétit et au-delà, via le système de récompense de notre cerveau, à notre goût, à nos sensations de plaisir, bref à nos émotions. Quel sera l’impact cognitif et social de tels modulateurs du désir ?
La vérité est que nous ne le savons pas. Pour l’instant, les laboratoires pharmaceutiques qui développent ces médicaments révolutionnaires insistent, à juste titre, sur le fait qu’ils doivent être réservés à une population qui en a réellement besoin, pour des raisons médicales. A quoi s’ajoutent les rares caisses maladie qui remboursent déjà ces thérapies, des conditions draconiennes (justifiées elles aussi) d’encadrement par des spécialistes et des délais. Quoi qu’il en soit, il y a un milliard de personnes obèses dans le monde et il n’existe pas encore de production industrielle capable de leur fournir à tous de l’Ozempic, comme nous l’avons vu dans cet épisode de mon enquête.
Derrière le voile de l’hypocrisie
Mais il existe aussi une certaine hypocrisie autour des effets spectaculaires de ces molécules sur la perte de poids. Si Ozempic et ses concurrents sont devenus aujourd’hui un tel phénomène, c’est parce que leur utilisation dite « off-label », c’est-à-dire destinée aux personnes qui n’en prennent que pour des raisons esthétiques (pour perdre quelques kilos), explose. . Impact Analytics, une société d’analyse de vente au détail basée sur l’IA, constate que les ventes de vêtements de petite taille montent en flèche tandis que les ventes de vêtements de grande taille chutent dans l’Upper East Side, un quartier de Manhattan considéré comme l’épicentre de l’utilisation non médicale du GLP-1. analogues.
Penser qu’un tel marché pourrait échapper à l’attention des laboratoires pharmaceutiques serait naïf. D’autant que cela semble illimité, car on s’oriente vers un contrôle du poids à vie avec ces médicaments, comme c’est le cas pour le cholestérol ou l’hypertension. Je ne compte plus les fois où la quarantaine de scientifiques et de médecins que j’ai interrogés dans le cadre de cette enquête m’ont dit que le poids allait devenir une variable contrôlable, au même titre que la tension artérielle.
Le tabou brisé du marché de masse
Pascal Soriot, le patron d’AstraZeneca, a brisé le tabou de l’usage non strictement médical des analogues du GLP-1. Sa société, à la traîne de Novo Nordisk et Eli Lilly, a racheté la biotech chinoise Eccogene en novembre 2023 pour tenter de prendre sa part d’un gâteau estimé à 100 milliards de dollars par an d’ici 2030. Il a ensuite expliqué que ce n’est pas seulement le marché de l’obésité qui l’intéresse. s’adresse, mais plus largement, à celui des personnes cherchant à perdre du poids. Malgré leur échec dans le développement de coupe-faim dans le passé, d’autres sociétés pharmaceutiques ont le même marché en tête. Surtout si, au lieu d’être injectés avec une seringue, les analogues du GLP-1 peuvent être avalés sous forme de comprimés, plus confortables à utiliser.
Effets secondaires
Si ces médicaments modulent à la baisse le système de récompense et la dopamine qu’il produit, allons-nous nous retrouver avec une population de personnes minces qui ont peu de joie dans la vie ? Manger, c’est aussi souvent partager une expérience sociale. Aurons-nous envie d’une fondue entre amis si les analogues du GLP-1 nous ont coupé l’appétit ?
C’est là que je veux en venir. Les avancées technologiques, une fois de plus indéniables, de l’IA comme les analogues du GLP-1, sont-elles en passe de transformer radicalement l’expérience humaine dans deux domaines qui lui sont intrinsèquement liés : la créativité et le désir ? Franchement, je ne connais pas la réponse, mais la popularité actuelle de deux technologies qui agissent sur notre cerveau me laisse perplexe.
Qui aura envie de visiter un musée ou une librairie regorgeant d’œuvres produites par l’IA ? Quel plaisir aurons-nous à nous asseoir à une table de restaurant si notre appétit est supprimé par les médicaments ? À quoi ressemblera une société où le risque d’obésité, encouragé par la malbouffe, sera compensé par des hormones artificielles tandis que l’IA générative développera l’infobésité pour inonder tous les champs de la créativité humaine dans la fenêtre de nos smartphones ?
Encore une fois, je ne sais pas. Mais je repense à Claude Lévi-Strauss et ses Tristes tropiques, dans lesquels ce ne seront plus seulement quelques Indiens Tupi qui se retrouveront dépossédés de leur expérience humaine par le progrès technique, mais l’humanité toute entière.