Le 4 novembre 1984, un OVNI télévisé atterrissait sur la scène terrestre. Une chaîne privée payante, la première du genre, Canal+. Lancée par le groupe Havas et son patron André Rousselet, la quatrième chaîne avait alors une vocation culturelle, largement tournée vers le cinéma. Elle se diversifie rapidement et se révèle innovante, irrévérencieuse, subversive.
Après quelques mois difficiles, la chaîne cryptée prend enfin son envol, portée par un vent d’audace. Quarante ans plus tard et lors de son rachat en 2015 par le groupe Vivendi, aux mains du très conservateur milliardaire Vincent Bolloré, que devient la « chaîne d’amis », fleuron du groupe qui navigue désormais aux côtés des controversés CNews et C8 ?
« A sa création, parce que son modèle économique n’avait rien à voir avec celui des chaînes concurrentes, Canal+ n’avait d’autre choix que de se construire une identité très forte, se souvient la sémiologue et analyste des médias Virginie Spies. Dans les années 1990 puis au début des années 2000, l’esprit Canal est un mélange unique des genres, qui laisse autant de place à l’information qu’à sa caricature, à l’investigation comme à la découverte de talents. » Ainsi la chaîne révèle Les Nuls, ouvre l’ère duinfodivertissement avec « Nulle part autre », offre une tribune à une pléiade d’artistes du « Top 50 », donne le temps à l’enquête dans « Enquête spéciale ».
Pour Vincent Bolloré, en 2015, Canal+ c’est “un peu trop de dérision”
Mais après l’âge d’or de la liberté absolue, rattrapé par les enjeux financiers et publicitaires accentués par la concurrence introduite par la TNT, les impertinents se calment. « Il y a déjà dix ansla chaîne avait largement perdu sa singularité et tendait à s’insérer dans le moule de la télévision formatée.décrit Virginie Spies. Pas assez au goût de Vincent Bolloré. En février 2015, le tout nouveau propriétaire de Vivendi, le groupe auquel appartient la 4e chaîne, déclarait sur France Inter que l’esprit Canal est “un peu trop de dérision”.
Avec le milliardaire breton à sa tête, la chaîne a rapidement perdu nombre des visages et des programmes qui avaient façonné l’esprit Canal. Les émissions phares sont supprimées les unes après les autres, la proportion d’émissions en clair est considérablement réduite et l’humour, l’enquête et l’information disparaissent quasiment des ondes, à de rares exceptions près. Reste un peu de sport, la Ligue 1 de football – perdue depuis – et le cinéma. Parmi ces derniers, il ne faut pas oublier que “lui aussi est dans les gènes du 4”se souvient Virginie Spies.
La chaîne cryptée, alliée majeure du cinéma
« Canal+ a toujours été un allié majeur du cinéma, et cela n’a pas changé avec l’arrivée de Vincent Bolloré. » dit Alain Le Diberder, ancien directeur des programmes de Canal+ et auteur de La nouvelle économie audiovisuelle (Ed. La Découverte, 2019). « En investissant massivement dans la création française, à hauteur de 200 millions d’euros par an, soit plus que tout autre acteur en France,le groupe Canal conserve un poids politique considérablesouligne le spécialiste. C’est ce qui lui a permis de bousculer le chronologie des médias et d’obtenir la distribution des films seulement six mois après leur sortie en salles. »
Un apport si essentiel – Canal participe au financement de plus de la moitié des créations cinématographiques françaises et consacre environ 90 millions d’euros par an à la production de séries originales – que la chaîne cryptée et sa version plateforme myCanal ne souffrent pas de la réputation sulfureuse de leurs sœurs C8 et CNews. “C’est le vaisseau amiral qui ne peut pas être coulé”analyse Virginie Spies. La chaîne premium, la chaîne historique, qui poursuit son chemin un peu à l’écart et avec le soutien du monde créatif. Et ce malgré quelques interventions notables de Vincent Bolloré, notamment dans l’annulation du rachat de Merci à Dieu en 2018, film de François Ozon retraçant le combat des victimes du Père Preynat. L’annonce, également, de l’adaptation par Canal+, via Planète+, du livre d’Éric Zemmour Suicide français en série, a fait sensation. Mi-octobre, l’un des syndicats du groupe, +Libres, a déclaré regretter que, « une fois de plus, le groupe sert de support idéologique à des idées qui ne soutiennent en rien les objectifs de l’entreprise ».
Une stratégie hybride et internationale qui porte ses fruits
Ainsi quarante ans après sa création, Canal+ l’impertinent n’est plus mais Canal+ le cinéphile prospère, en France et au-delà de ses frontières. « La stratégie hybride du groupe, qui est non seulement diffuseur-producteur mais aussi agrégateur et propose des offres de bouquet sur sa plateforme (qui donnent accès à des contenus de plusieurs diffuseurs, NDLR) fonctionne très bien et protège efficacement la chaîne linéaire »souligne Alain Le Diberder. En 2023, Canal+ a réussi à recruter 900 000 nouveaux abonnés, portant leur nombre total à 26,4 millions dans plus de 50 pays – dont 9,8 millions en France.
Canal pèse lourd dans le secteur audiovisuel mondial et compte bien se développer encore. Premier actionnaire du géant sud-africain MultiChoice et du scandinave Viaplay, qui a pris une participation dans l’opérateur de streaming hongkongais Viu, Canal+ devrait prochainement être coté à la Bourse de Londres. Une manière de « refléter sa dimension internationale »prévoit Vivendi, qui assure que les équipes de la chaîne resteront en France.
Pour fêter son anniversaire, la chaîne cryptée propose ce lundi 4 novembre une émission en prime time en direct des Folies Bergère, à Paris, et présentée par Antoine de Caunes, déjà présent pour le lancement en 1984. La promesse de l’émission : pour ouvrir l’album souvenir de Canal+ et revoir les émissions cultes qui l’ont rendu unique. La nostalgie sera certainement au rendez-vous. L’irrévérence aussi, espérons-le.
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