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Quand David Lynch répondait à nos questions juridiques

Si, comme moi, vous vous demandez ce que David Lynch pensait du droit, demandez-lui simplement. Très aimablement, le brillant directeur de Pics jumeaux, Homme éléphant ou même Promenade Mulholland avait accepté, grâce à la connexion[1] réalisé par l’atelier d’impression Pareil à Paris où il réalisait ses lithographies, pour participer à une interview pour Curiosités juridiques et le Revue de droit insolite n°2à venir.

Voici quelques extraits exclusifs de cette interview, plus juridique que Lynchian…

Photo : ©Parzanka

Curiosités juridiques : Merci beaucoup d’avoir accepté de répondre à nos questions, nous avons été les premiers surpris et honorés ! Pourquoi avez-vous dit oui à un entretien juridique avec nous ?

David Lynch : J’aime les Français. Ce sont d’authentiques cinéphiles, qui nulle part au monde ne sont mieux protégés que par eux. Ils respectent le réalisateur et ses droits, et ils ont confiance dans le coupe finale.

CJ : Vous faites référence au fameux contrat pour lequel vous avez signé Duneun piège dans lequel tu laisses le coupe finale au producteur ?

David Lynch : J’ai eu beaucoup de chance d’être financé par des entreprises françaises. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Quand j’ai réalisé Duneje n’avais pas le coupe finale. J’ai eu un sentiment très douloureux, parce que j’avais l’impression de m’être vendu, et en plus, le film a été un échec. Quand on fait ce en quoi on croit et que c’est un échec commercial, c’est une chose : on peut encore se regarder dans le miroir. Mais sinon, c’est comme mourir deux fois. C’est très, très douloureux.

CJ : Mais pourquoi incriminer le droit des contrats ?

David Lynch : C’est totalement absurde que les réalisateurs ne puissent pas faire des films comme ils le souhaitent. Dans ce secteur, c’est monnaie courante. Je viens de la peinture. Et un peintre ne sait rien de tous ces tracas. Le peintre fait sa peinture. Personne n’intervient pour lui dire : « Il va falloir que je change ce bleu ». C’est ridicule de penser qu’un film puisse signifier quelque chose si quelqu’un d’autre que le réalisateur est impliqué. Si nous vous donnons le droit de faire le film, nous vous devons le droit de le faire comme vous le souhaitez. Le réalisateur doit décider de tout, de chaque mot, de chaque son, de tout ce qui entre dans le processus de réalisation du film. Sinon, le projet ne sera pas cohérent. Le film va nous manquer, mais au moins, ce sera de votre faute.

CJ : Ne risque-t-on pas de permettre à des dirigeants qui sont les seuls aux commandes de se tromper et de se retrouver devant les prud’hommes ?

David Lynch : J’entends des réalisateurs crier après les acteurs ou les inciter à faire ceci ou cela. Il y a des gens qui essaient de gérer leur entreprise avec le carburant de la peur. Je pense que c’est de la bêtise, c’est à la fois pathétique et stupide. Quand les gens ont peur, ils ne veulent pas aller travailler. La peur se transforme en haine et ils commencent à détester aller travailler. Si, pour mes tournages, je jouais sur la peur, j’obtiendrais 1% et non 100% de ce que je souhaite obtenir. Et ce ne serait pas amusant de suivre tous ensemble le même chemin. Mais ça doit être amusant. Au travail et dans la vie, nous sommes censés jouer comme des chiots en remuant la queue. Vivre est censé être génial, fantastique. Si, au lieu de semer la peur, une entreprise offrait à chacun la possibilité de méditer – de commencer à augmenter son énergie et son intelligence – les gens travailleraient plus dur, sans penser à leur salaire, ils seraient nettement plus créatifs. Et l’entreprise ferait un grand pas en avant.

CJ : Mais si la méditation – qui, selon vous, pourrait contribuer à instaurer la paix mondiale entre les États et permettre d’atteindre les objectifs du droit international – est si formidable et apporte tant de bonheur, pourquoi vos films sont-ils si sombres et contiennent-ils autant de violence ? ?

David Lynch : Il se passe beaucoup de choses sombres dans le monde ces jours-ci, et la plupart des films reflètent le monde dans lequel nous vivons. Ce sont des histoires. Dans les histoires, il y a toujours des conflits.

CJ : Dans vos récits, les conflits dégénèrent souvent en faits divers et en procédures policières… On est loin de la méditation…

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David Lynch : Je suis fasciné par certaines idées. Et c’est là que j’en suis. Si je vous disais que j’ai atteint l’illumination et que mes films sont l’œuvre d’un homme éclairé, ce serait une autre histoire. Mais je suis juste un gars ordinaire de Missoula, dans le Montana, qui fait mon truc comme tout le monde. Et même si je viens de Missoula, qui n’est pas vraiment la capitale surréaliste du monde, on peut être n’importe où et être sensible à cette sorte d’étrangeté du monde d’aujourd’hui.

CJ : L’étrangeté lynchienne n’est jamais loin d’une violation de la loi ?

David Lynch : Dans les histoires, dans les mondes dans lesquels nous pouvons entrer, il y a de la souffrance, de la confusion, de l’obscurité, de la tension. Il y a des meurtres. Il y a toutes sortes de choses. Mais le réalisateur n’est pas obligé de souffrir lui-même pour peindre la souffrance. Nous pouvons le montrer, montrer la condition humaine, montrer les conflits et les contrastes, mais nous ne sommes pas obligés d’endurer personnellement la souffrance. C’est aux personnages de montrer la souffrance.

CJ : Pouvez-vous nous parler d’un conflit juridique, d’un procès, qui a inspiré l’une de vos œuvres ?

David Lynch : Pendant que Barry Gifford et moi écrivions le scénario de Autoroute perdueJ’ai été, pour ainsi dire, obsédé par le procès d’OJ Simpson. Barry et moi n’en avons jamais parlé explicitement, mais je pense que d’une certaine manière, le film s’y rapporte.

CJ : Comment se déroule le procès d’OJ Simpson, ancien footballeur jugé et disculpé du meurtre de sa femme et de son amant, lié à Autoroute perduevotre film où un jeune semble avoir une double personnalité ?

David Lynch : Ce qui m’a frappé chez OJ Simpson, c’est sa capacité à sourire et à rire. Il a ensuite pu retourner au golf, visiblement pas dérangé par tout cela. Je me demandais comment quelqu’un qui commettait de tels actes pouvait continuer à vivre normalement. Et nous avons inventé ce merveilleux terme psychologique – « fugue psychogène » – pour décrire le mouvement de l’esprit visant à se frayer un chemin pour sortir de l’horreur. Donc d’une certaine manière, Autoroute perdue traite de ce sujet. Et aussi le fait que rien ne peut rester caché pour toujours.

CJ : Citons enfin l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne en 2019[2] dans le cas Commission européenne contre Royaume-Uniqui semble tout droit sorti de votre univers : « Le caractère technique et complexe du recours, qu’il faut lire plusieurs fois pour comprendre ce qu’exige la Commission, ne doit pas faire oublier que la partie immergée de l’iceberg est bien plus importante. Les affirmations ne sont pas ce qu’elles paraissent. Un brouillard de détails techniques concernant la réglementation douanière, un ensemble complexe de faits d’une affaire particulière et une histoire procédurale assez riche, dont la clarté évoque Twin Peaks »…Est-ce une consécration ?

David Lynch : « Je préfère garder un œil sur le beignet, pas sur le trou. »

Merci, M. Lynch, et bon voyage.

[1] Je tiens ici à exprimer toutes mes condoléances aux personnes qui nous ont mis en contact et ont rendu possible cette interview très particulière : Julie Minato et son père, d’Idem Paris, ainsi que Michael T. Barile, assistant personnel de David Lynch qu’il s’est montré très disponible, il y a maintenant un an, pour permettre à ce projet de se concrétiser.

[2] 6 février 2019, n° C-391/17.

 
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