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« Un seul sur scène, c’est un ring, tu n’as pas la place d’être paranoïaque » – Libération

Une scénographie qui palpite, un grand tissu violet plissé qui recouvre entièrement la scène. Et une patte bien vivante qui émerge de cette tanière organique, isolée du reste du corps. Il bouge, se plie, bat. Cette voix, cette jambe dissociée de tout, puis ce corps tout entier, jeune, vêtu de rouge, en short et en bomber, mais oui, il s’agit bien de Camille Cottin, actrice populaire s’il en est, plus rare au théâtre, et qui , tout en tournant assidûment jusqu’aux Etats-Unis, revient sur scène avec un auteur et un réalisateur qu’elle a choisi, à savoir l’auteure allemande Katharina Volckmer et l’artiste-réalisateur bien repéré et plutôt pointu Jonathan. Capdevielle.

Dans son premier roman, Le coq juif, écrite directement en anglais, et dont le titre est resté en VO comme pour masquer sa grossièreté ou son scandale, Katharina Volckmer, née en 1987, restitue la voix d’une femme d’à peu près son âge, lors d’une consultation avec un médecin qui ne l’interrompt presque jamais elle, qui peut-être ne l’écoute pas, et à qui elle demande de transplanter un «coq juif». Petit à petit, ce flux de paroles qui semble passer de “coq” à l’âne et se focaliser sur un changement de sexe interroge l’histoire de l’Allemagne et le poids du nazisme sur ceux qui sont aujourd’hui les petits-enfants du Troisième Reich. La culpabilité se dilue-t-elle au fil des générations ? Suffit-il de passer dans un autre corps, dans un autre langage pour pouvoir regarder avec une distance nouvelle les responsabilités de tout un peuple face à la Shoah ? Dans quelle mesure peut-on se libérer d’un passé que nous n’avons pas vécu mais qui fait partie de nous ?

Qu’est-ce qui a conduit au choix de Le coq juif la Katharina Volckmer ?

Camille Cottin: Je cherchais un roman à adapter au cinéma, de préférence avant même qu’il soit traduit en français. J’ai fait appel à une agence qui met en relation maisons d’édition et sociétés de production pour une adaptation. Et le premier roman qu’on m’a proposé était Le coq juif de Katharina Volckmer. J’ai adoré. D’autres m’ont été proposés, mais je suis toujours revenu au texte de Katharina Volckmer, qui a pourtant une forme évidemment théâtrale difficilement transposable au cinéma. Le texte est si fort qu’il aurait été possible de poser avec un simple microphone et de le délivrer en stand-up. Mais avant même de savoir à quel réalisateur s’adresser, j’étais sûre de vouloir que cela engage mon corps, qu’il y ait une scénographie. J’avoue, je ne connaissais pas le travail de Jonathan Capdevielle. je suis allé voir [les pièces] RémiSaga, et j’ai été captivée par cette rêverie punk, ce jeu avec le fantastique et le noir, la question du patrimoine, mais aussi son humour. Comment l’approcher ? C’était devenu une obsession. Je me suis dit : si Jonathan ne veut pas être là, j’abandonnerai le projet.

Jonathan Capdevielle : Camille et moi étions dans deux endroits différents. Artistiquement, géographiquement, et évidemment, en termes de notoriété ! J’étais au Mexique lorsque j’ai reçu cet appel téléphonique : « Camille Cottin, tu sais ? Elle a pensé à vous pour mettre en scène un texte de Katharina Volckmer.» J’ai lu l’histoire tout de suite. Et à travers les thèmes de l’identité et du patrimoine qui traversent le livre, un lien s’est établi. C’est la première fois que je travaille avec une actrice que je ne connaissais pas, et en plus, c’est une « star ».

CC : C’est la première fois que je lance un projet. Même au cinéma, je ne l’ai jamais fait. Pas encore…

JC : Nous avons très vite décidé que nous allions adapter le roman ensemble. Nous nous sommes permis de retravailler un peu la traduction, de modifier parfois l’ordre de certains paragraphes.

CC : Nous partageons le même totem. Cela aurait été complètement différent si nous avions utilisé un adaptateur.

Était-ce important qu’il s’agisse d’un texte féministe ?

CC : Évidemment. Les premières représentations ont eu lieu à Aix-en-Provence [de la fin septembre à début octobre, ndlr], en plein procès Pélicot [au tribunal judiciaire d’Avignon, portant sur les viols infligés à Gisèle Pelicot par Dominique Pelicot et 50 coaccusés, tous condamnés et dont dix-sept ont fait appel], et le texte résonnait puissamment. En particulier, tout le passage sur le « un vagin qui sera toujours un objet de baise ». Ou encore sur les deux manières de s’asseoir selon que l’on soit un homme ou une femme. On pourrait dire que c’est brut et dur. Mais Katharina Volckmer n’est jamais en posture. Ce dont elle parle nous traverse encore.

Le texte évoque aussi les résonances souterraines de la Shoah sur sa génération.

CC : Ce que Katharina Volckmer crie en tant qu’Allemande née en 1987, c’est : “Pardon ! Donc on est censé construire après Auschwitz ? Pensez-vous vraiment que trois générations plus tard, peut-on accepter d’en venir ? Alors regardez tout ce que nous faisons pour être pardonné, mais qui n’efface ni ne pardonne. Ce poids est un des axes qui tenait beaucoup à Jonathan et moi. La narratrice paie ce pénis avec une somme provenant de son arrière-grand-père, chef de gare de la dernière gare avant Auschwitz.

Camille, quelle impulsion a déclenché votre retour au théâtre ?

CC : Je rêvais de partager avec les spectateurs. Au cinéma, il y a un délai très long entre le tournage et la diffusion. J’avais la nostalgie de ce moment collectif de la scène, ici et maintenant, jamais identique à la veille ni au lendemain. Cette énergie, cet échange me manquaient. Au cinéma, le corps est fragmenté. On joue avec un geste de la main, une expression captée en gros plan. Sur un shooting, je continue d’apprendre comment procéder pour que mes pensées soient toujours en mouvement tandis que tous les muscles du visage soient détendus. Nous obéissons aux marques. C’est très bien, j’adore cet exercice, mais je voulais revivre une expérience où l’on joue avec tout son corps. Au théâtre, je suis heureux d’avoir un corps en liberté, même lorsque les mouvements sont hyper précis, surtout dans ce spectacle, où je dois dissocier les gestes des mots que je prononce. Mais je suis le maître…

Du désir à la réalité : le franchissement a-t-il été facile ?

CC : Non ! Notamment en raison de l’extrême disponibilité qu’exige la scène. Au cinéma, vous pouvez demander de décaler des dates ou des scènes. Au théâtre, une fois la décision prise, il faut jouer, l’engagement est irréversible. Cela nécessite d’être clair sur votre volonté que le projet existe. Autre obstacle : je n’avais jamais été seul sur le plateau. Alors, j’ai quand même essayé de me retourner une ou deux fois. Cela ne durait jamais longtemps, il y avait toujours quelqu’un pour me rattraper.

JC : Le mariage est d’autant plus risqué qu’on réserve les théâtres sur note d’intention alors que rien n’existe encore, qu’on n’a pas commencé les répétitions. L’engagement a lieu avant d’avoir une idée précise de la forme du spectacle… On planifie à l’avance. Ce saut en partie vers l’inconnu est évidemment moins impératif lorsqu’il s’agit d’une forme de théâtre plus formatée, qui reproduit des modèles existants.

A quelques exceptions près, ce sont plutôt les scènes privées qui font appel aux têtes d’affiche. Jonathan, quand tu disais que toi et Camille n’étiez pas au même endroit, à quoi pensais-tu ?

JC : Même si elle a débuté au théâtre, Camille fait partie de la famille du cinéma et cette famille va jusqu’à Ridley Scott ! Je travaille dans un théâtre minoritaire, de recherche et subventionné, qui a été sérieusement freiné par les coupes budgétaires. Et qui n’existe que grâce à une politique culturelle forte que les élus sont censés et doivent soutenir. Notre alliance rend plus poreuse la frontière de moins en moins étanche entre public et privé. A la fois par son financement mais aussi parce que nous tournons des scènes subventionnées mais aussi privées dans le réseau. A tel point que nous rencontrerons des publics qui n’auraient sans doute jamais pensé à aller voir mon travail.

A quoi pense-t-on sur scène ?

CC : Juste ce que je fais ! Un seul sur scène est une bague. Vous n’avez pas la place d’être paranoïaque, de penser au spectateur toussant ou regardant son téléphone portable, tant vous êtes aux commandes… Pourtant je suis sensible à l’énergie que la salle me renvoie. Même si je sais que je ne peux pas non plus trop lui faire confiance. D’un soir à l’autre, les spectateurs ne rient pas au même endroit. Jonathan est à la direction où il fait la voix du médecin en direct.

On imagine bien que ce médecin est aussi celui qui manipule le rideau, gonfle les mouchoirs, le rend bio… On n’a pas l’impression que l’on soit vraiment seul.

CC : En effet, j’ai l’impression de respirer avec le décor. Je ne m’y attendais pas, mais mon corps devient ma marionnette. C’est mon partenaire. Cependant, j’ai déjà joué sur scène des rôles physiquement exigeants. Quand, il y a quinze ans, je faisais Helen Keller dans Miracle en Alabama [de William Gibson, mis en scène par Bénédicte Budan, ndlr], J’étais sourde, muette, aveugle, c’était délicieux. Mais ici, je travaille mon corps en dissociation. Je parle et j’agis en séparant les deux.

“J’ai toujours su que j’étais un chat qui aboyait” dit l’héroïne. Toi aussi ?

CC : Être un chat qui miaule, c’est obéir à une norme. Être un chat qui aboie, c’est refuser d’être à la hauteur des attentes ou avoir le sentiment de ne pas être à sa place lorsque l’on est là. Je ne sais pas si j’en suis un, mais j’aime sortir des sentiers battus. Mais Katharina va plus loin. Selon elle dans nos sociétés standardisées “Aucun chat qui aboie n’a jamais conquis le ciel”.

JC : Je comprends la déclaration de Katharina sur le travestissement, que j’ai exploré très jeune. Même aujourd’hui, il n’est pas facile de faire partie « ces chats qui aboient ». Enfant, avant la puberté, on m’a injecté des hormones parce que je ressemblais trop à une fille. Dans les années 1980, les médecins généralistes décrétaient parfois : « De tels personnages secondaires ne sont pas suffisamment affirmés, piquouse ! Voix trop haute, pas assez de poils : on booste le corps.» Et à part ça, qu’est-ce que ça crée ? Un déséquilibre hormonal. Mon corps était un feu d’artifice, je ne comprenais rien. C’est comme si tu étais soudainement obligé de devenir quelqu’un d’autre. Aujourd’hui, contraindrait-on ainsi le corps d’un enfant ? Je ne pense pas.

Selon vous, dans la pièce, la transition du narrateur a-t-elle déjà eu lieu ou est-elle en cours ?

JC : Cette question m’a tourmenté jusqu’à ce qu’il me soit apparu clairement qu’il s’agissait d’un examen et qu’une intervention chirurgicale serait effectuée par la suite. Force est de constater qu’on ne peut aujourd’hui représenter les personnages trans sans se poser la question de qui les incarne et les enjeux de cette incarnation.

Vous avez commencé à imaginer ce spectacle il y a quatre ans, alors que l’Europe n’était pas en guerre, avant l’élection de Trump. Le monde a énormément changé…

CC : L’année dernière, il fut un temps où j’avais effectivement peur de ne pas pouvoir mener à bien le projet, de ne pas pouvoir avancer. La nouvelle était paralysante. A l’inverse, la dimension terriblement contemporaine qu’elle prend me frappe aujourd’hui. Rien n’est obsolète dans le texte de Katharina, tout fait écho. Ses derniers mots : « Quittons cet endroit avant qu’il ne soit envahi par les clowns. Tenons-nous la main, soyons des guerriers. »

La réunion, adaptation de Coq juif by Katharina Volckmer by Camille Cottin and Jonathan Capdevielle, directed by Jonathan Capdevielle, at Bouffes du Nord (75 010) from January 7 to 25.
 
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