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« Au Maroc, le mot « sheikha » est devenu presque une insulte »

Après “haut et fort »c’est votre deuxième film où la musique joue un rôle central…

C’est vrai qu’il y a un lien avec fort et clair. Il existe un lien entre le père et du rap, car dans les deux cas, ce sont des paroles engagées. Dans un cas, on retrouve une volonté d’émancipation de la jeunesse, avec une musique qui a traversé l’Atlantique pour atteindre le monde arabe. Dans l’autre, au contraire, c’est une musique très ancrée localement, qui est de l’ordre de la tradition. J’avais envie de la remettre sur le devant de la scène, de rappeler qui étaient ces femmes, quel rôle elles cheikhas dans la construction sociale et politique du Maroc. Elles étaient des héroïnes, des porte-parole par leur chant, par leur musique. Je trouve qu’il y a une forme d’injustice dans le fait que leur image se soit transformée au fil des âges et qu’ils soient considérés aujourd’hui tels qu’ils sont.

mouette

J’ai voulu faire ce film pour rappeler aux gens que les cheikhs sont de véritables artistes.

Que représentent ces « cheikhas » au Maroc ?

LE cheikhas font partie de notre ADN. Ils sont partout, à chaque fête. Nous les appelons pour des mariages, baptêmes, soirées privées. Là pèrec’est une écriture à plusieurs mains dans les villages de la région de Safi, en contrebas de Marrakech. De ces plaines côtières, celle-ci s’est ensuite déplacée vers les montagnes de l’Atlas, où elle est devenue une aita berbère. Dans les années 1950, 1960, 1970, la pauvreté aidant, ils s’installent dans les grandes villes, où ils doivent chanter dans des cabarets, des bars, des boîtes de nuit, où circulent l’alcool et l’argent. Et là, leur image s’est complètement transformée. Nous les voyions plutôt comme des prostituées. Et le mot « sheikha » est presque devenu une insulte. Et c’est là toute l’ambiguïté de cette relation que nous entretenons au Maroc avec ces femmes. Elles sont adorées, adorées et, en même -, elles peuvent être haïes, abhorrées, parce qu’elles représentent une forme d’émancipation, d’indépendance, parce qu’elles ont osé venir chanter dans des endroits où les femmes ne devraient pas se produire. Et où on leur demande de chanter d’autres registres que l’aïta. J’ai voulu faire ce film pour leur redonner leur statut et nous rappeler qui ils sont : de vrais artistes.

La Touda de Nabil Ayouch est jouée avec conviction par une redoutable Nisrin Erradi. ©Cinémamed

Cette ambivalence se résume dans la scène d’ouverture très dure, où l’on passe du chant, de la fête à l’horreur du viol…

Oui. Leur vie est toujours sur une sorte de crête. Nous voulons entendre ces femmes chanter. On voudrait les considérer comme des artistes, mais il y a le corps en mouvement, il y a le désir. Surtout, et c’est aussi le côté subversif de leurs chansons, ils furent les premiers à chanter le corps, le désir, la libération. Ils deviennent donc aussi des objets de consommation pour les hommes. Chaque jour, ils sont confrontés à cette violence banale, ordinaire, comme la plupart d’entre eux me l’ont confié. Avec surtout l’obligation de repartir le lendemain, comme si de rien n’était. C’est finalement, je pense, ce qui est le plus difficile et ce qui m’a le plus interpellé en écoutant leur histoire de vie.

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Le film se termine par un long plan séquence, où l’on passe du rêve à la réalité. Où le visage de Touda rit et pleure en même -. Comment avez-vous préparé cette scène avec votre actrice Nisrin Erradi ?

Je lui ai dit que je considérais ce plan comme un grand pas en avant et qu’il allait être très complexe. En effet, il s’agit d’un plan séquence qui dure près de huit minutes. Cela commence par un long plan d’une portière de voiture, puis on la suit à travers la rue, jusqu’à un hôtel, puis un ascenseur, qui nous fait monter 37 étages, puis un escalier étincelant qui l’emmène vers la lumière, les coulisses, la scène. … J’ai voulu construire ce plan comme un seul mouvement, lui permettre de vivre cette émotion dans la continuité, sans la couper, et surtout nous amener à ce qui serait la fin du film, cette descente. Là, je suis très proche d’elle et je lui ai demandé de m’exprimer toute la complexité du parcours de vie de ces femmes. Le film se construit autour de cette complexité, de ce désir d’émancipation, de ce désir d’être vu et reconnu comme artiste, et en même - d’être toujours ramené au bas de l’échelle sociale. Y compris dans des lieux fréquentés par les gens les plus huppés, censés être les plus instruits et qui se comportent pourtant comme ils le font dans les plaines. Ce qu’exprime ce plan, c’est à la fois les rêves de Touda, ses espoirs, la perte d’une illusion, mais aussi sa manière de dire non. Pour dire : « Je veux rester digne ! » C’est tout ce qu’on voit sur son visage lors de la descente.

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Comment Nisrin Erradi a-t-elle appris le chant traditionnel ?

Elle a dû apprendre à être crédible. L’avantage de ne pas avoir fait de casting, c’est qu’on avait du -. Pendant un an et demi, elle a été coachée par les plus grands cheikhas du Maroc, sur le chant, la danse, le rythme. Mais elle a aussi dû apprendre à bouger comme eux, à s’exprimer comme eux. Ils ont leur propre langage, le « raus », qui permet de ne se comprendre qu’entre eux…

L’alcool est omniprésent dans le film. Quel rapport le Maroc entretient-il avec l’alcool ?

C’est aussi une relation très ambivalente. Officiellement, il est autorisé aux étrangers et interdit aux Marocains, mais il est en vente libre. En théorie, la loi vous en empêcherait d’en consommer, mais en réalité, l’organisation sociale le permet. Cela en dit long sur la complexité d’un pays que j’aime passionnément, aussi parce qu’il est très paradoxal. Elle se construit sur des contradictions qui piègent une population qui, du coup, se retrouve parfois aussi dans des situations où elle devient elle-même assez schizophrène.

Dans les lieux où chante Touda, l’alcool coule à flot même si, en théorie, il est interdit aux Marocains. ©Cinéart
 
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