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« Socialement, le discours des enfants est toujours invalidé »

Avec « Les Sentiers de neige », le romancier québécois propose un brillant aperçu de l’enfance. Une histoire bercée par la dureté du monde réel et l’évasion salutaire dans l’imaginaire, la vie intérieure. Entretien.

Kev Lambert (anciennement Kevin), 31 ans et Prix Médicis 2023. Photo Bénédicte Roscot

Par Marie Fouquet

Publié le 19 octobre 2024 à 10h00

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Ddans son nouveau roman, Sentiers de neige, Kev Lambert (né en 1992) explore le monde de l’enfance à travers deux personnages, cousins ​​d’une dizaine d’années qui se retrouvent pendant les vacances de Noël. Zoey et Émie-Anne passent leur temps à jouer dans des mondes imaginaires teintés de fantaisie, pour mieux échapper à la famille et aux adultes. Rencontre, à Paris, avec l’écrivain québécois, couronné il y a un an du prix Médicis pour Que notre joie demeure, son précédent roman.

Vos romans se déroulent dans des univers très différents. Pourquoi ces mouvements et qu’est-ce qui, finalement, les rassemble ?
J’ai toujours besoin de changer de ton et d’univers. Entre Querelle (2019) et Que notre joie demeure (2023), il y a un changement dans l’environnement social. Dans Querelle, c’est le monde du travail, du syndicalisme et des luttes sociales, alors qu’en Que notre joie demeure, nous sommes parmi les patrons, les ultra-riches. Sentiers de neige est une plongée dans le monde des enfants. Tout est vu de leur point de vue. Ce qui marque une continuité avec Que notre joie demeure, c’est qu’il y a, dans les deux cas, une exploration de la vie intérieure, de la manière dont nous sommes structurés, y compris lorsque nous sommes enfants. La dimension sociale n’est cependant pas absente, mais elle est filtrée par une entente entre Zoey et sa cousine Émie-Anne, qui est une entente globale, individuelle et subjective. Ici, je m’amuse avec la forme du roman populaire auprès des jeunes.

Quelle est la grande question de ce livre ?
J’explore comment les enfants réagissent aux formes de violence et d’exclusion. Ainsi que la manière dont leur vie intérieure se construit en négociant avec la souffrance générée par le fait de vivre dans une famille qu’on n’a pas choisie et de s’y sentir différent.

L’enfance est un âge où la frontière entre imagination et réalité n’est pas claire. Un âge où on joue là-dessus, où on reçoit tout.

Pourquoi ce « retour » en enfance ?
C’est une époque où la frontière entre l’imagination et la réalité n’est pas claire. Un âge où on joue là-dessus, où on reçoit tout. J’avais envie de revenir sur mes premières lectures, sur ce qui m’a amené vers la littérature, bien avant l’université. J’ai relu les livres fantastiques et suis revenu aux jeux vidéo qui m’ont influencé étant enfant pour essayer de comprendre la valeur de ces imaginations. Mais ce sont des imaginaires de fuite. Les œuvres marquantes mettent en scène des enfants tristes qui découvrent un portail magique vers une autre dimension, dans laquelle ils ont enfin leur place. Les Chroniques de Narnia, Alice au pays des merveilles ou même Harry Potter sont des travaux de compensation.

C’est dans l’imaginaire que se réfugient les deux personnages du roman. Pour échapper à la réalité ?
L’intériorité de ces personnages se construit avec les matériaux dont ils disposent : livres, films, jeux vidéo… Ici, les enfants donnent forme à leurs vécus, leurs traumatismes et leurs vécus, issus de l’univers du jeu. Zelda. On pourrait par exemple voir le donjon comme l’inconscient, ce qui est refoulé, oublié. Mais pour les enfants, cela ne prend pas de termes techniques, mais plutôt la forme d’une expérience vécue. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont les personnages construisent leur propre histoire tout en ayant parfois l’impression d’y être soumis. Ils se situent toujours entre une construction volontaire dans l’imagination et une réaction passive face aux dangers qui surgissent dans la réalité.

La révolte est toujours présente dans ce nouveau roman. Pour quoi ?
La révolte des enfants, c’est leur relation amicale et étroite, et le monde qu’ils construisent ensemble, dans la collaboration et le jeu, contre le monde des adultes. C’est aussi dans cette utopie qu’ils affrontent des blessures antérieures fondamentales, qui se transforment en révolte. Les enfants n’ont pas une analyse marxiste de leur position, mais ils ressentent des choses. Ils se réconcilient par exemple avec tante Josiane car ils se rendent compte qu’elle aussi est victime d’injustice au sein de la famille. Ils prennent désormais conscience de leurs propres préjugés : ils la détestaient sans la connaître et parce qu’elle est psychologue.

Comment expliquer cette colère chez les enfants ?
Ces enfants ont chacun un traumatisme fondamental. Pour Émie-Anne, c’est adopté. Il y a une relation trouble, un manque d’origine, quelque chose qui n’a pas de sens dans son adoption, elle a le sentiment d’avoir été rejetée et a peur de l’être à nouveau. Sa réaction est de se rêver souveraine, indépendante de tout lien, mais c’est un masque ! Zoey a également une relation avec l’abandon et le rejet. Son sentiment de culpabilité vient de la séparation de ses parents, mais aussi de l’agression sexuelle qu’un autre enfant a commise sur lui. Cet autre enfant était considéré comme talentueux, supérieur à lui, mais il l’a blessé et cela a été négligé. Au lieu de se venger, Zoey a retourné son agression contre lui-même. Il vit avec une sorte de surmoi qui lui rappelle toujours qu’il est inférieur, incapable, pas normal.

Ce livre parle aussi du fait que les adultes ne croient pas les enfants et ne se soucient pas vraiment de leur monde.

Il y a l’idée, implicite, d’accorder une considération politique aux enfants…
L’enfance est si dure pour tant de gens ! Et de fait, socialement, le discours des enfants est toujours invalidé. Ce livre parle aussi du fait que les adultes ne croient pas les enfants et ne se soucient pas vraiment de leur monde. Tandis que les enfants vivent des choses difficiles, qui nécessitent l’aide des adultes ! Mais leurs propos sont assourdis par leur prétention.

Vous dressez un portrait assez satirique de la famille. Que traduit-il ?
Les relations intrafamiliales sont hiérarchiques et définies par des enjeux de pouvoir, notamment entre hommes et femmes. Dans le monde dans lequel j’ai grandi, les femmes étaient dans une position subordonnée. Et parfois, eux aussi adoptent une position autoritaire et perpétuent la violence au lieu de l’arrêter. Même si le spectre est plus étroit qu’en Que notre joie demeure, J’observe ici les enjeux de pouvoir et les dominations qui circulent dans une famille, comme elles circulent au sein de la société.

Sentiers de neige, ed. Le Nouvel Attila, 432 p., €21.90.

 
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