Dix-huit mois après le livre de Dominique, l’épouse de Bernard Tapie, voici celui de sa belle-fille (1). Les opus de trop ? On le craint avant d’accrocher la première page. On est alors surpris, puis touché par la sincérité du témoignage. Marie Griessinger Tapie décrit un homme à fleur de peau, souvent odieux, parfois fascinant, qu’elle a peu à peu fait la connaissance. Loin de l’hagiographie, sa vérité n’est peut-être pas évangélique, mais elle vient directement du cœur.
Lorsque vous avez rencontré Bernard Tapie en 1991, vous n’aviez que 17 ans. Que signifiait-il pour toi ?
Il ne faisait pas partie de mon monde. J’ai grandi en Polynésie, entre un père océanographe et une mère enseignante. Mes parents ne l’aimaient pas trop ; ils l’ont trouvé, tu m’as vu. [Elle rit] Mais lorsque j’ai quitté Tahiti pour retrouver son fils Laurent à Paris, j’ai vite compris que j’aurais affaire à lui.
Vous dites que les débuts ont été difficiles. Pour quoi?
Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi autoritaire, d’aussi odieux. Et en colère ! Au début, ça allait : j’étais la jolie jeune fille de passage, Bernard était content pour Laurent. Les choses ont commencé à s’envenimer lorsqu’il a senti que j’empiétais sur sa relation étroite avec son jeune frère. Le fait est que j’ai aussi mon personnage. S’il me parlait mal, je répondais. Croyez-moi, il pourrait être très cash – aussi bien en privé que devant les journalistes.
Comment as-tu tenu le coup ?
Un jour, une dispute est allée trop loin. Nous avons quitté la maison que nous partagions avec Bernard et sa femme Dominique pour prendre un appartement. Un choc ! A ce moment-là, paradoxalement, j’ai fait un pas en avant avec Bernard. Ce qui montre son intelligence et son absence de ressentiment.
Votre partenaire a-t-il pu s’épanouir avec un tel père ?
Bernard disait que son fils avait toutes ses qualités, sans aucun de ses défauts. Laurent a eu l’intelligence de ne jamais prendre son père de front. Concrètement, il n’a pas été écrasé par ce mâle dominant. Au contraire, il était impressionné et reconnaissant pour tout ce qu’il lui avait fait subir.
Votre décision de quitter la France en 2015 a-t-elle été difficile à prendre ?
Nous sommes partis à cause du caractère difficile de Bernard, mais aussi à cause du tourbillon médiatique et judiciaire qui a touché même nos enfants. Pour lui, ce fut une période très difficile. Nous sommes revenus lorsque son cancer a éclaté.
Parmi les défauts que vous reconnaissez chez votre beau-père, il y a la propension au mensonge. Avez-vous déjà pensé que, lorsqu’il s’agit de « affaires », il ne vous disait peut-être pas la vérité ?
[Un silence] Sur VA-OM (2), j’ai eu toutes les versions : je n’ai pas de conviction profonde. Sur l’affaire du Crédit Lyonnais (3), en revanche, je suis convaincu que Bernard a été floué. Nous avons vécu 27 ans de procédure, de l’intérieur, avec les avocats. Je l’ai vu lutter chaque jour, du matin au soir, seul contre l’État. S’il n’avait pas été profondément convaincu d’avoir raison, il n’aurait pas tenu aussi longtemps. On lui a souvent conseillé de laisser tomber ; il n’a jamais voulu. Il voulait continuer à faire valoir son droit. Ce n’était pas seulement une question d’argent. Il se sentait sale.
Pensez-vous qu’il aurait évité tous ses ennuis s’il était resté à l’écart de la politique ?
J’en suis convaincu. J’ai entendu dire qu’il s’était engagé pour l’influence, pour l’argent… Connaissez-vous beaucoup de gens prêts à se débarrasser d’une entreprise comme Adidas pour devenir ministre de la Ville ? La vérité est qu’il s’est lancé en politique parce qu’il espérait vraiment faire une différence.
Était-ce parfois difficile de porter le nom de Tapie ?
Je n’en ai jamais souffert. Mais en tant qu’auteur, j’ai décidé de publier mon premier livre sous mon nom de jeune fille pour éviter que les gens pensent que j’ai été édité parce que je m’appelle Tapie. [Elle rit] Bernard était en colère contre moi !
L’homme que vous décrivez était aussi extraordinairement humain. Cela a vraiment compensé ?
Au quotidien, nous étions souvent dépassés par nos défauts. Mais avec le recul, après trois années de deuil, je me rends compte que c’était un homme exceptionnel. J’ai toujours pu compter sur lui pour mes enfants, pour mes parents. Toute ma vie, j’ai cru que je pouvais franchir un précipice et disposer d’un filet de sécurité grâce à cela. C’était une mine de solutions. Il avait cette foi en l’existence, un optimisme parfois délirant.
À la mort de Bernard, toute la famille était sous le choc. Vous n’aviez rien prévu ?
Il avait survécu à tant de choses… Nous en étions venus à croire qu’il était indestructible. Lorsque le médecin a annoncé à Laurent que son père ne passerait pas la nuit, il s’est littéralement effondré.
Vous évoquez son rapport à la religion. Bernard était croyant, écrivez-vous, mais il attendait de sa pratique une sorte de « retour sur investissement » ?
[Elle rit] C’était un peu ça. Il a dit au pasteur que si les résultats de ses tests ne s’amélioraient pas, il arrêterait de prier ! Mais sa foi était vraie, profonde et ancienne. Même si l’un de ses chiens mourait, il mettait une croix sur le cercueil. Dans sa cellule de prison de Luynes, il avait accroché aux murs de nombreuses petites icônes.
Bernard avait des ennemis, mais aussi des amis d’une fidélité absolue. Vous citez notamment Jean-Louis Borloo. Quel a été son rôle après la mort de Tapie ?
Nous avons compris la force de leur lien après sa mort. Borloo a hébergé la femme de Bernard pendant un an. Il nous a aidé sur tous les aspects – administratifs, juridiques. Dominique s’est retrouvée directement avec tous les créanciers ; Jean-Louis était totalement disponible. Comme Xavier Niel (4 ans) qui venait le voir presque chaque semaine et restait des heures à son chevet. Lui aussi était très présent pour notre famille.
Comment va ta belle-mère aujourd’hui ?
Dominique a trouvé un équilibre. Elle vit désormais dans le même immeuble que ma mère. Les soucis commencent à disparaître. Nous avons tout abandonné, l’héritage. Ce n’était pas facile.
Vous avez commencé ce livre en 2015 avec le feu vert de Bernard Tapie. Vous l’avez publié trois ans après sa mort. Vous êtes-vous censuré ?
Non pas du tout. Je voulais que mon histoire soit authentique. Mon mari ne l’a lu qu’après son impression. Heureusement, il a adoré – comme Dominique.
Vous racontez un épisode douloureux qui s’est déroulé à Saint-Tropez : déjà très malade, Tapie a été bousculé et jeté à la mer par un jeune homme…
Nous avons été témoins de cette scène, mais nous n’en avons jamais parlé devant lui. Il ne l’aurait pas supporté. [Un silence] Évidemment, il ne m’aurait jamais permis de dire ça.
Après la disparition de Bernard Tapie, vous avez mené une sorte d’enquête en rencontrant des personnes qui ont compté dans la vie de votre beau-père. Qu’avez-vous appris que vous ne saviez pas ?
Je ne savais pas qu’il avait autant impressionné des gens comme Niel ou Mélenchon. Quand le leader des Insoumis m’a dit que Bernard avait le potentiel pour être président de la République, j’ai été stupéfait. Le pasteur m’a dit qu’il refusait les analgésiques pour endurer la souffrance comme Jésus l’a fait. C’était vraiment un homme extraordinaire.
1. Tapie, comme Bernardby Marie Griessinger Tapie, Les Presses de la Cité editions, 272 pages, 22 euros.
2. Cette affaire éclate à la suite du match remporté 1 à 0, le 20 mai 1993, par l’Olympique de Marseille sur le terrain de l’US Valenciennes-Anzin. Les joueurs de Valenciennes ont déclaré qu’on leur avait demandé de ralentir en échange d’une somme d’argent.
3. This case pitted Bernard Tapie against Société de Banque Occidentale (SdBO), a subsidiary of Crédit Lyonnais, from 1992 to 2021, around the sale of Adidas.
4. Fondateur de Free, Xavier Niel possède le groupe Nice-Matin via sa holding personnelle NJJ.