VAvez-vous aimé le scénario catastrophe de l’astéroïde tueur tombant sur la péninsule du Yucatan au Mexique il y a 66 millions d’années ? Vous allez adorer la séquence d’épisodes collectés autour de la Méditerranée il y a moins de 6 millions d’années. Retirez les dinosaures que l’astéroïde a fait vaporiser, remplacez-les par la faune terrestre et aquatique qui gambadait dans le paysage plus de 2 millions d’années avant que l’australopithèque Lucy ne mette le pied dans la dépression des Afar, et ne manquez pas une goutte des images qui se dérouler sur 640 000 ans, de -5,971 à -5,333 millions d’années.
Compactés par l’affrontement entre la plaque africaine et la plaque eurasienne, les deux détroits qui, à cette époque, unissaient l’Atlantique et la Méditerranée se sont retrouvés bloqués – l’un traversait ce qui est aujourd’hui le sud de l’Espagne, l’autre le nord du Maroc. Privée d’eau océanique, la Méditerranée s’évapore pendant des milliers d’années et décline jusqu’à s’assécher totalement ou partiellement. L’érosion creuse des canyons dans le lit des rivières contribuant à la mer. Celle du Rhône remonte probablement jusqu’à Lyon. Celui du Nil, jusqu’à Assouan.
Affaire controversée
La rupture de la barrière terrestre près de Gibraltar met fin brutalement à l’épisode. En l’espace de deux ans, une formidable cataracte fait remonter la mer à son niveau originel. L’augmentation atteint plusieurs mètres par jour selon les endroits. Toute cette chronologie correspond à la « crise de salinité messinienne ». Puis, au fil des variations climatiques et géologiques ultérieures, la Méditerranée a acquis sa forme définitive, avec son détroit qui mesure aujourd’hui 14 kilomètres de large et 300 mètres de profondeur.
Emmanuelle Ducassou et Laurent Londeix retracent ce film spectaculaire dans les bureaux remplis de documentation qu’ils occupent sur le campus de l’université de Bordeaux. Enseignants-chercheurs au laboratoire Epoc (Université de Bordeaux/CNRS/Bordeaux INP/École Pratique des Hautes Études), ils en dévoilent les mystères en compagnie de certains de leurs confrères.
La question est controversée depuis un demi-siècle. « La Méditerranée était-elle complètement fermée ou y avait-il encore un passage ? Si l’eau continuait à entrer, l’eau sortirait-elle dans la direction opposée vers l’Atlantique ? De combien le niveau de la Méditerranée a-t-il baissé, de quelques centaines de mètres, 1 200, 1 500 mètres, voire plus ? Quelle influence ont eu ces événements sur la salinité de l’Atlantique, sur les courants, sur le climat ? » liste Emmanuelle Ducassou.
6 % du sel océanique mondial piégé
Les énigmes se multiplient depuis la découverte d’énormes gisements de sel marin dans la région méditerranéenne. Sur terre sur ses pourtours mais aussi, bien plus inquiétant, sous le fond de ses bassins profonds, à des kilomètres de la surface. Leur épaisseur peut atteindre des centaines de mètres. Lors de la crise messinienne, 6 % du sel de l’océan mondial y aurait été piégé, une quantité phénoménale pour une mer qui représente moins de 1 % de la surface océanique de la planète.
Face à la baisse des niveaux d’eau et à la montée en flèche de la salinité, les organismes aquatiques ont succombé en nombre
Au XXe siècle, « l’hypothèse selon laquelle la Méditerranée se serait asséchée et aurait produit des dépôts aussi massifs paraissait si étrange que toutes sortes d’explications furent tentées. Nous avons ainsi cherché à savoir si des quantités de sel pouvaient tomber de la surface et atteindre le fond sans se dissoudre. Mais ça ne marche pas», relate Laurent Londeix. Seule explication plausible : sur tout ou partie de la surface marine, les fonds ont été exposés. Et l’évaporation a laissé derrière elle des montagnes de sel, d’une hauteur de 12 mètres par kilomètre de colonne d’eau évaporée.
Un passage atlantique incontournable
L’histoire tient d’autant mieux que les mathématiques sont implacables : sans l’eau de l’Atlantique, le bilan hydrique de la Méditerranée est en déficit d’environ 1 800 km³ par an. Les précipitations, les apports des fleuves (le Rhône, le Pô, le Nil…) et celui de la mer Noire et de la mer de Marmara, via le détroit des Dardanelles, ne compensent pas l’évaporation. Dans l’hypothèse d’une fermeture hermétique de Gibraltar, il faudrait un peu plus de 2 000 ans pour que la Méditerranée dans sa forme actuelle disparaisse et laisse derrière elle, comme lors de la crise messinienne, un paysage lacustre où marais et petites mers intérieures seraient proche des terres émergées.
Il faut imaginer l’énormité du choc subi par les écosystèmes lorsque le(s) passage(s) vers l’Atlantique ont été fermés puis ouverts. Face à la baisse des niveaux d’eau et à la montée en flèche de la salinité, les organismes aquatiques ont succombé en nombre. Selon une étude publiée en août dans la revue scientifique « Science », à laquelle a participé Laurent Londeix, seules 11 % des espèces marines endémiques ont survécu à la crise. « Les coraux ont été les premiers à souffrir, à cause du manque d’oxygène », dessine-t-il.
Et 640 000 ans plus tard, ceux qui avaient pris leur place virent soudain un mur d’eau fondre à l’horizon. Il a d’abord balayé la Méditerranée occidentale, s’est heurté à la montée du niveau de la mer près de la Sicile, puis s’est déversé dans la Méditerranée orientale. Entre--, de nombreux animaux terrestres avaient pu emprunter le passage terrestre entre l’Afrique réunifiée et l’Europe. C’est aussi la découverte dans la péninsule ibérique de fossiles de gerbilles, petits rongeurs d’origine africaine, qui a convaincu la communauté scientifique que les cours d’eau entre l’Atlantique et la Méditerranée étaient autrefois comblés.
Forage pour en savoir plus
Si la crise de salinité messinienne a eu un impact régional majeur, on peut supposer que ses conséquences ont été perceptibles à l’échelle mondiale. « Pendant la crise, la température moyenne des eaux de surface de tous les océans a baissé de 5°C, ce qui est énorme », constate Emmanuelle Ducassou. Le lien entre les deux phénomènes pourrait s’expliquer par l’impact de la fermeture de la Méditerranée sur la circulation des courants dans l’Atlantique.
Lorsqu’elle est expulsée vers l’Atlantique par Gibraltar, l’eau salée de la Méditerranée est transportée vers les hautes latitudes où, refroidie et plus dense, elle plonge vers les profondeurs et alimente ce qu’on appelle la « circulation thermohaline » des océans, indispensable à la répartition de la chaleur. des tropiques aux pôles. La crise a peut-être stoppé la mécanique de ce tapis roulant – les courants chauds en surface vers les pôles, les courants froids en profondeur vers l’équateur.
Pour en savoir plus sur les échanges commerciaux Méditerranée-Atlantique avant et pendant la crise, un ambitieux projet de forage sous-marin a eu lieu entre décembre 2023 et février 2024. Il a ciblé des zones cibles de part et d’autre du détroit de Gibraltar en utilisant les compétences des « Joides », un navire océanographique américain qui ressemble à un laboratoire flottant. Il transportait l’expédition 401 du Programme international de découverte des océans (IODP). Emmanuelle Ducassou en était la co-responsable. Il a réuni 26 scientifiques de plusieurs nationalités.
Grâce à son derrick de 62 mètres de haut, le « Joides » a pu prélever des carottes de roches et de sédiments jusqu’à 1 400 mètres sous les fonds marins. Plus de 6 300 échantillons ont été ramenés à terre. Ils sont soigneusement conservés en Allemagne, aux États-Unis et au Japon. Les scientifiques n’ont pas foré directement dans les gisements de sel, ce qui aurait été instructif. Les couches de sel peuvent se trouver à proximité de poches d’hydrocarbures sous pression, ce qui pose des problèmes de sécurité insurmontables.
« Une aventure humaine avant tout »
L’histoire est loin d’être terminée. Des forages à terre, en Espagne et au Maroc, sont prévus d’ici fin 2027. Et l’exploitation des carottes prélevées dans les fonds marins ne fait que commencer. « D’autres forages ont eu lieu dans le golfe de Cadix il y a douze ans. Je travaille toujours sur les données collectées. Tout ce que nous avons collecté lors de cette expédition 401 occupe 90% de notre -, c’est très dense. C’est une magnifique aventure scientifique, mais c’est surtout une aventure humaine », s’enthousiasme le chercheur.
70% de l’eau aurait pu s’évaporer
Selon une nouvelle étude française signée par le chercheur du CNRS Giovanni Aloisi et publiée le 18 novembre dans la revue scientifique « Nature Communications », 70 % de l’eau du bassin méditerranéen a disparu lors de la crise de salinité messinienne. Cela expliquerait l’accumulation d’un million de km³ de sel au fond de l’océan méditerranéen.
Dans une première phase, durant environ 35 000 ans, les sels se seraient déposés dans la partie orientale de la Méditerranée, en raison d’une restriction partielle de son écoulement vers l’océan Atlantique. Lors d’une seconde phase, plus courte, il y a moins de 10 000 ans, ils se seraient dispersés dans tout le bassin, ce qui aurait provoqué son assèchement rapide. La baisse du niveau de la mer est estimée entre 1,7 et 2,1 kilomètres en Méditerranée orientale. Elle aurait été d’environ 850 mètres dans sa partie ouest, la plus proche de la communication avec l’Atlantique. Comme effet corollaire de l’allègement temporaire de la croûte terrestre, des éruptions volcaniques se seraient produites dans la région.
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