«C’est de l’hysope. Buvez-le ! “, intimez May Bitar en versant l’infusion dans des coupes fleuries. « Comme David l’a écrit dans les Psaumes, cette plante vous rendra pur. » Assise sur un fauteuil dans son salon cossu de Jaramana, à l’est de Damas, cette mère de famille fume de fines cigarettes. A ses pieds, une crèche en bois trône sous le sapin en plastique. May n’a pas attendu la nuit de la Nativité pour déposer la figurine de Jésus sur sa minuscule couche de paille.
« Chaque jour, je le regarde pendant des heures, et je pense à sa vie difficile… Comme lui, notre existence est faite de souffrance et de sacrifices », elle murmure. Né moins d’un an après l’arrivée au pouvoir de Hafez Al Assad, à la tête du pays entre 1971 et 2000, May n’a connu que la dictature. Ainsi, lorsque son héritier, Bashar Al Assad, a été renversé le 8 décembre, le monde s’est effondré.
Loin de l’euphorie qui envahit les rues de la capitale depuis une semaine, cette femme grecque orthodoxe est rongée par l’angoisse. « Les gens se sentent libérés ? Moi, je ne sais pas. Sous l’ancien régime, au moins, il y avait une certaine stabilité. confie May. A côté d’elle, son fils unique, Camil, accepte sans conviction. Le jeune homme de 23 ans est abasourdi par la chute d’Al Assad.
“Nous pensions qu’ils étaient presque immortels” » respire cet étudiant en médecine, vêtu d’un sweat-shirt gris. Il reconnaît avoir voté pour le dictateur lors des dernières élections de 2021. Ce dernier avait alors été réélu avec 95 % des voix face à deux candidats fantoches. “Je pensais qu’il garantissait notre sécurité, mais il a abandonné le pays du jour au lendemain comme un lâche, dit-il. Nous étions aveugles. Ce n’est qu’aujourd’hui que l’on découvre l’étendue de ses crimes. »
“On plonge dans l’inconnu”
Comme tous les Syriens, la famille Bitar a souffert de l’oppression du régime et des treize années de conflit qui ont détruit le pays. Une vie rythmée par les pénuries d’électricité, de nourriture, de médicaments et par l’écho des bombes qui tombent autour de Damas. «J’avais peur au ventre que mon fils soit tué, May se souvient. La guerre est peut-être terminée, mais nous plongeons désormais dans l’inconnu. » Avec l’avènement de rebelles dominés par les islamistes de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), cette directrice d’une école chrétienne craint pour l’avenir de sa communauté. « J’essaie de rassurer mes professeurs et mes élèves. C’est mon rôle. Mais en vérité, je suis terrifié. »
Remontant son foulard blanc sur ses cheveux impeccables, elle demande : « Pensez-vous que je vais devoir porter un foulard ou enlever ma croix ? » Dans la province d’Idlib, contrôlée par HTC depuis 2019, les chrétiens ont été contraints de se plier à sa doctrine radicale. Aux confins de cette région très conservatrice du nord-ouest de la Syrie, les femmes ne peuvent sortir sans hijab. Les prêtres peuvent toujours célébrer la messe, mais il leur est interdit de sonner les cloches de l’unique église. Des règles que les nouveaux maîtres de Damas promettent de ne pas appliquer dans le reste du pays.
L’archevêque maronite d’Alep, Mgr Joseph Tobji, en témoigne : depuis la prise de la deuxième ville de Syrie fin novembre par le HTC, les cloches des églises d’Alep continuent de sonner. Lundi 9 décembre, l’archevêque a posé sur une photo de groupe avec les chefs religieux chrétiens de la ville, avec les dirigeants de ces groupes islamistes. C’est la deuxième fois qu’une telle réunion a lieu au couvent franciscain. « On nous parle de citoyenneté, de liberté religieuse… »dit-il. Ils nous assurent que nos vies ne changeront pas, mais nous attendons de voir les faits. »
85% des chrétiens ont quitté la Syrie depuis 2011
A Homs, à l’ouest, l’archevêque syriaque catholique Jacques Mourad veut croire que ces groupes islamistes n’ont rien à voir avec Daesh, qui l’a retenu captif pendant plusieurs mois en 2015. « Ces jeunes qui ont renversé Bachar Al Assad font partie des 8 000 Syriens chassés par le régime pendant la guerre. Aujourd’hui, ils veulent être libres, avoir le droit de s’exprimer et une justice fonctionnelle»s’enthousiasme-t-il.
« C’est un peu trop beau pour être vrai, mais ils semblent prêts à faire des concessions, alors donnons-leur une chance… » glisse à ses côtés la sœur Jihane Atallah. Cette religieuse de la Congrégation de la Charité de Sainte-Jeanne-Antide-Thouret, œuvrant dans le domaine éducatif, est venue rendre visite à la famille Bitar à Damas. « Il faut faire attention à ne pas passer d’un extrémisme à un autre. Bachar se présentait comme le protecteur des chrétiens, mais c’était un monstre. » Désormais, la religieuse prie pourquoitoutes les communautés religieuses dialoguent et construisent « la nouvelle Syrie libre ».
Alors que 85 % des chrétiens ont déjà quitté le pays depuis 2011, l’enjeu est existentiel. May ne compte plus ses amis expatriés dont elle s’occupe des parents, trop vieux pour prendre le chemin de l’exil. « J’ai peur que nous devions aussi fuir, Lâcha-t-elle dans un sanglot. Je ne veux pas quitter ma maison. J’aime tellement mon pays. » Mais la mère se prépare déjà à peut-être voir partir son fils. Dans un pays économiquement déprimé, les perspectives sont minces pour les jeunes Syriens. «Je ferai selon les meilleures opportunités», échappe à Camil, comme pour épargner sa mère. Avec la très probable levée des sanctions occidentales et la réouverture de l’aéroport promise par les rebelles, il espère pouvoir bientôt s’envoler pour l’Europe. “Au moins pour les vacances!” Je veux visiter les stades de football que je vois à la télévision. »
La promesse d’avoir un rôle à jouer
Parce que l’insécurité persiste. A Alep, Carla Audo, 34 ans, reste pour s’occuper de ses parents et maintenir sa mission au sein de l’ONG Hope Center, auprès des plus de 5 000 chrétiens jetés sur les routes au début de l’offensive islamiste. Minoritaires, les chrétiens jouent en effet un rôle crucial en Syrie. “Avec nos écoles et nos hôpitaux, nous avons une “expertise” en matière d’éducation et de protection sociale”, » abonde l’archevêque d’Alep, Mgr Joseph Tobji.
Mais les chrétiens auront-ils encore leur place dans la réorganisation du pays ? « On nous a assuré que les minorités auraient un rôle à jouer dans le nouveau gouvernementexplique Mgr Mourad. C’était déjà le cas à l’époque de Bachar Al Assad, où nous avions deux ministres chrétiens. » Leur image, ainsi associée à l’ancien régime, risque-t-elle de leur nuire à l’avenir ? Trop tôt pour le dire. Directeur de l’Institut chrétien d’Orient (ICO) à Paris, Antoine Fleyfel estime que ceux qui se sont montrés bienveillants envers les Assad l’étaient. « certainement par choix du moins pire ». Quoi qu’il en soit, les chrétiens n’ont plus d’autre choix désormais « que de fonder leur espoir sur la chute du régime », il soutient, convaincu que« Ils joueront leur rôle en Syrie chaque fois qu’ils le pourront. Nous devons encore le leur donner.
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Des communautés en voie d’effacement
Depuis 2011, la guerre civile syrienne a provoqué un exode massif de chrétiens. Leur présence est passée aujourd’hui de 8% à 2% dans ce pays de 23 millions d’habitants, majoritairement sunnites.
Du côté latin, les communautés les plus représentées sont les gréco-catholiques melkites et les syriaques-catholiques. Sont également présents des Maronites, des Chaldéens, des Arméniens…
Du côté orthodoxe, la communauté grecque orthodoxe est nombreuse.
Au cours des dernières annéesLes groupes djihadistes ont détruit de nombreuses églises et monastères – dont certains dataient des premiers siècles – effaçant une partie importante de l’héritage chrétien syrien.
L’effondrement économique du pays et l’instabilité politique persistante empêcher le retour des familles chrétiennes au pays.
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