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« Il serait difficile de ne pas être marqué »

(Amos) « Vous voulez savoir ce que j’en pense ? Sans l’événement tragique de la mort de Joyce Echaquan, eh bien, notre rapport aurait été mis aux oubliettes comme tant d’autres avant lui. »

Le constat de l’ancien président de la Commission d’enquête sur les relations entre les peuples autochtones et certains services publics, dite Commission Viens, est clair : la mort tragique de l’Atikamekw a empêché son rapport de prendre la poussière.

Mais la réconciliation avec les Premières Nations n’est clairement pas au sommet des priorités du gouvernement Legault. « Ça n’a jamais été le cas et je n’ai pas l’impression que ça le soit, c’est évident. »

Jacques Viens grants to La presse sa toute première entrevue depuis qu’il a conclu, il y a cinq ans cette semaine, que les Autochtones étaient victimes de discrimination systémique dans les services publics québécois. Dans une entrevue intime, l’ancien juge parle sans détour.

Nous lui rendons visite chez lui, dans sa ville natale d’Amos. De grandes toiles aux couleurs vives ornent les murs du salon et de la salle à manger. Ici, une œuvre de Virginia Pésémapeo Bordeleau, une Crie d’Abitibi. Là, des oies peintes par Dominique Normand, artiste métisse multidisciplinaire.

Comme en témoigne le décor, Jacques Viens demeure habité par les réalités des Premières Nations et des Inuits. « Il serait difficile de ne pas être marqué », affirme l’ancien magistrat de la Cour supérieure, qui a sillonné le Québec de 2016 à 2019.

Même si les années passent, M. Viens continue de porter une attention particulière à la mise en œuvre des 142 « appels à l’action » de son volumineux rapport. Il discute également « de temps à autre » avec le ministre responsable, Ian Lafrenière.

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PHOTO DOMINICK GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

Ian Lafrenière, ministre responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuits

« Je lui fais confiance », confie Jacques Viens, qui prend place à la table de la salle à manger. « Maintenant, je ne suis pas sûr qu’il ait encore le soutien qu’il mérite. » [au gouvernement] ” dit-il.

En septembre 2019, Jacques Viens a créé une onde de choc en rendant public son rapport d’enquête. Sa conclusion? Le gouvernement du Québec n’a pas répondu aux besoins des Premières Nations et des Inuits, et ces derniers sont victimes de « discrimination systémique » au Québec.

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PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE ARCHIVES

Le commissaire Jacques Viens a déposé le rapport de la Commission d’enquête sur les relations entre les peuples autochtones et certains services publics à Val-d’Or en 2019.

Le premier ministre François Legault a convoqué les dirigeants autochtones dans les jours suivants et a présenté des excuses officielles au nom du gouvernement au Salon Bleu.

Depuis les tribunes, l’émotion des dirigeants est palpable.

M. Legault refuse toutefois de reconnaître l’existence d’une discrimination systémique envers les communautés autochtones. « Pourquoi s’excuse-t-on si on ne reconnaît pas le problème ? », s’interroge M. Viens, encore surpris de la réaction du gouvernement à l’époque.

Pourtant, en 2016, lorsqu’il a reçu son mandat du gouvernement Couillard, la Commission de vérité et réconciliation fédérale venait de qualifier le système des pensionnats autochtones de « génocide culturel ». « Elle dressait un assez bon portrait », se souvient M. Viens.

Au Québec, la commission Viens a été lancée à la suite de la diffusion, en 2015, d’un reportage choc de l’émission Enquêteà Radio-Canada, dans laquelle des femmes autochtones alléguaient avoir subi des abus de la part de policiers de la Sûreté du Québec à Val-d’Or.

Le sujet est explosif. La police proteste, les tensions entre les communautés s’exacerbent. Lorsqu’il accepte le mandat, M. Viens estime que l’enquête se limitera à la région. Il n’a qu’une condition : que les dirigeants autochtones n’aient aucune réserve quant à sa nomination.

« Sans ça, oubliez-moi », illustre-t-il.

Au final, la commission d’enquête visitera les 11 nations autochtones et plus de 765 témoins seront entendus. « Je tiens à préciser que je n’ai subi aucune contrainte de la part du gouvernement », a déclaré M. Viens.

Racisme systémique

Cinq ans plus tard, Jacques Viens reproche toujours au Québec de ne pas avoir reconnu dès le départ la discrimination systémique, ce qui continue de nuire aux efforts de réconciliation. « Peut-être qu’on ne parlerait pas de racisme systémique aujourd’hui », dit-il.

L’Abitibien révèle au passage qu’il n’a jamais eu l’intention d’utiliser l’expression « racisme systémique » dans les pages de son rapport. « Dans mon mandat, on m’a demandé d’examiner s’il y avait discrimination […] « Et dans mon esprit, il y a de la discrimination dans le système et des gens racistes. Mais je n’associe pas le système au racisme », soutient-il.

Même si de nombreuses organisations autochtones et groupes de la société civile demandent maintenant au gouvernement Legault de reconnaître le racisme systémique, Jacques Viens maintient sa position initiale. « Pour moi, discrimination et racisme ne sont pas synonymes. »

En proie à une crise à la suite du décès de Joyce Echaquan en 2020, le gouvernement Legault a reconsidéré la possibilité de reconnaître la discrimination systémique, en s’appuyant sur les conclusions de M. Viens. Mais il en a été décidé autrement.

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PHOTO PAUL CHIASSON, ARCHIVES DE LA PRESSE CANADIENNE

Veillée en mémoire de Joyce Echaquan devant l’hôpital de Joliette au lendemain de son décès, le 29 septembre 2020

La mort de la mère de famille de Manawan sous une pluie d’insultes racistes de la part du personnel de l’hôpital de Joliette a eu l’effet d’un «électrochoc» au Québec, reconnaît M. Viens.

La tragédie s’est produite le jour anniversaire du dépôt de son rapport. À l’époque, le gouvernement Legault peinait à défendre son bilan. La ministre Sylvie D’Amours a démissionné et Ian Lafrenière a été nommé ministre.

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PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE ARCHIVES

Le fils de Joyce Echaquan tient une photo de sa mère lors de la veillée en sa mémoire devant l’hôpital de Joliette au lendemain de son décès.

” Sans [cette tragédie]« Le rapport, il aurait été sur une étagère, c’est là que ça s’arrête pour moi », admet sans détour M. Viens.

« Je pense que Joyce Echaquan a fait plus pour améliorer l’attitude ou le comportement envers les Premières Nations et les Inuits que le rapport lui-même… Cela me touche », poursuit-il avant de s’arrêter. Sa gorge se serre. « Je trouve cela épouvantable. »

Toujours en colère

Les yeux de Jacques Viens se brouillent plus d’une fois lorsqu’il revient sur ce chapitre de sa vie. Il confie avoir demandé aux équipes vidéo de la commission d’enquête de ne pas le filmer lorsqu’il avait « les larmes aux yeux ». « Il y a des cas qui m’ont tout simplement fait pleurer », confie-t-il.

Une histoire me vient à l’esprit. Un Cri de Mistissini est hospitalisé à Val-d’Or pour un problème respiratoire. Durant la nuit, l’infirmière l’accompagne à la salle de bain. Une patiente qui partage la chambre lui demande alors ce qu’elle fait. « Elle répond qu’elle promène son chien », relate M. Viens.

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PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Jacques Viens, ancien président de la commission Viens

Tu sais, ça fait vraiment mal. C’est choquant, tu te dis, ce n’est pas possible que des gens aient vécu des choses comme ça.

Jacques Viens, ancien président de la commission Viens

Lorsqu’il a accepté le mandat en 2016, M. Viens, récemment retraité, possédait déjà une vaste expérience auprès des Autochtones. Au cours de sa carrière, il a pratiqué à Amos, une ville située près de Pikogan, ainsi que dans les communautés cries de la Baie James et dans des villages inuits.

Il est clair que lui et ses équipes ne resteront pas les bras croisés. [leurs] bureaux » s’ils veulent gagner la confiance des autochtones. Il s’entoure également de plusieurs experts et intervenants des Premières Nations pour le guider dans son travail.

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PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE ARCHIVES

Sedalia Fazio, originaire de la communauté mohawk de Kahnawake, a témoigné devant Jacques Viens lors d’une audience de la commission à Montréal en 2018.

« On ne va pas leur dire ce qu’ils doivent faire. Ils connaissent leurs besoins. On va leur donner l’occasion de s’exprimer, d’expliquer leurs besoins, leurs inquiétudes, et on va essayer de les décrire du mieux qu’on peut », dit-il. Encore aujourd’hui, il ne veut pas parler à leur place.

C’est l’une des raisons pour lesquelles il a refusé les interviews au cours des cinq dernières années.

Espoir pour l’avenir

Le Protecteur du citoyen déplorait en 2023 que plus des deux tiers des recommandations n’avaient toujours pas été mises en œuvre de façon satisfaisante par le gouvernement Legault.

Les « appels à l’action » phares tels que la mise en œuvre de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et le déploiement d’une stratégie à long terme pour répondre aux besoins de logement dans les communautés autochtones ont mis du temps à se concrétiser.

La lenteur des changements est également critiquée par le chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, Ghislain Picard.

Pourquoi cela prend-il autant de temps ? « Peut-être que les gens qui ont le pouvoir de décider ne veulent pas le faire », suggère l’ancien juge. « Ce n’est pas facile et je n’aurais jamais pensé que nous changerions tout cela en deux jours. Le mal est fait depuis plus de 150 ans », concède-t-il.

Il souligne aussi des progrès. Il cite le travail de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, qui a notamment créé l’École d’études autochtones, ou encore des entreprises qui prennent désormais soin de former leurs employés aux réalités des Premières Nations et des Inuits.

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PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE ARCHIVES

Le chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, Ghislain Picard

« Je sais que les gens sont beaucoup plus conscients. Le gouvernement pourrait-il faire davantage ? Je pense que M. Picard vous a donné la réponse. Mais, individuellement, je pense que vous entendrez beaucoup moins parler de racisme. […] « C’est déjà beaucoup », a-t-il dit.

S’il accepte de prendre la parole aujourd’hui, c’est justement pour délivrer un message d’espoir : « Je me souviens des mères, des pères, des dirigeants et des anciens qui venaient dire l’espoir que leurs enfants vivraient dans un monde meilleur. » […] Écoutons, construisons ensemble.

Sa gorge se serre à nouveau.

 
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