Si la loi Veil, promulguée le 17 janvier 1975, a ouvert la voie à une « libéralisation » progressive de l’interruption volontaire de grossesse (IVG), l’avortement était alors considéré, du moins par une majorité de parlementaires, comme un dernier recours. Beaucoup pensaient que l’extension de la contraception – légalisée en 1967 et pour laquelle ils venaient de décider de la rembourser – limiterait la pratique. Mais ce scénario ne s’est pas complètement réalisé.
La suite a montré que si le nombre de naissances diminue, ce n’est pas le cas des avortements. Depuis les années 1990, ce nombre oscille entre 220 000 et 230 000 par an. Surtout, selon la Drees, le service ministériel des statistiques sanitaires et sociales, tous les indicateurs sont à la hausse depuis 2021 – après une baisse au temps du Covid – et le mouvement continue de s’amplifier. En chiffres absolus, le nombre d’avortements est passé de 223 000 en 2021, à 234 300 en 2022 et 243 600 en 2023.
Un ratio d’un avortement pour trois naissances
Le taux de recours, qui mesure le nombre d’avortements pratiqués chaque année pour 1 000 femmes en âge de procréer, a augmenté sur la même période de 15,5‰ à 16,8‰, ce qui place la France au deuxième rang des pays européens – derrière la Suède – où l’avortement est le plus pratiqué. exercé. À tel point qu’aujourd’hui il y a un avortement pour trois naissances, alors qu’hier ce ratio était encore d’un pour quatre.
Et même si les dernières données sont à prendre avec prudence – car trois années ne suffisent pas pour établir une tendance de fond – une double question se pose : pourquoi le nombre d’avortements n’a pas diminué au fil de la durée, et comment expliquer cette baisse. augmentation récente ?
Une première explication concerne la poursuite de la facilitation de l’accès. “ Si la prise en charge est loin d’être parfaite, restant très variable selon les territoires, elle tend à s’améliorer avec la diversification des lieux, des méthodes, des prescripteurs et l’allongement du délai de recours de 12 à 14 semaines. , souligne Isabelle Derrendinger, présidente du conseil national de l’Ordre des sages-femmes.
En effet, les avortements sont désormais pratiqués à l’hôpital autant que dans les mairies ou les centres de santé, les avortements médicamenteux l’emportent nettement sur la méthode instrumentale, plus invasive, par aspiration, et les sages-femmes se sont imposées, en quelques années, comme des acteurs incontournables alors que pour beaucoup médecins, médecins généralistes ou spécialistes, l’activité reste peu attractive.
La levée d’un tabou
Caroline Roux, directrice générale adjointe du mouvement pro-vie Alliance Vita, souligne que « toutes les évolutions législatives intervenues depuis 1975 vont dans le sens de supprimer les mesures obligatoires qui protégeaient les femmes d’une trop grande pression, comme le délai de réflexion, la notion de détresse, l’entretien psychosocialpour adultes », au bénéfice d’une politique publique qui, selon elle, facilite l’avortement.
L’avocate Lisa Carayon, maître de conférences à Université Sorbonne Paris Nord, tire une conclusion bien différente : « Oui, le tabou stigmatisant de l’avortement s’éclaircit. Son inscription dans la Constitution contribue à ce que les femmes le considèrent de plus en plus comme un droit et une liberté fondamentale et c’est tant mieux. »
Mais si la facilitation de l’accès joue un rôle, cela ne suffit pas à expliquer l’ampleur du mouvement. Une autre raison réside dans les changements dans la pratique contraceptive. C’est l’amer constat que fait le docteur Joëlle Belaisch-Allart, présidente du Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF).
-« Si, pour paraphraser Simone Veil, aucune femme ne recourt volontairement à l’avortement, cela témoigne de notre échec à promouvoir une contraception efficace. » souligne-t-elle. En cause : une méfiance, voire un rejet, s’est développée autour de la méthode hormonale, théoriquement la plus efficace, au profit de techniques perçues comme moins contraignantes ou jugées plus naturelles, mais moins sûres. « En une génération, nous sommes passés de la pilule vécue comme une libération à la pilule considérée comme un fardeau » résume Joëlle Belaisch-Allart.
Le poids de la « norme procréatrice »
« La pilule reste le principal moyen utilisé et la couverture contraceptive est encore très élevée en France, met en perspective la sociologue Laurine Thizy, professeur de sciences économiques et sociales (1). Par ailleurs, les deux tiers des avortements pratiqués concernent des femmes ayant eu recours à la contraception au cours du mois du début de la grossesse.» Un paradoxe apparent, car aucune méthode contraceptive ne protège à 100 % contre le risque d’une grossesse non désirée, sans parler de l’oubli de la pilule, du préservatif défectueux ou de la mauvaise application d’une cape vaginale.
Pour Laurine Thizy, comme pour beaucoup de ses collègues, la principale raison qui explique la relative constance du nombre d’avortements réside dans la « norme procréatrice » qui s’est imposée au cours des dernières décennies.
« Avec la contraception et la légalisation de l’avortement, nous sommes passés du modèle de la maternité provoquée à celui de la maternité choisie qui s’accompagne d’exigences fortes autour de l’accueil d’un enfant », explique-t-elle. Pour être un « bon parent », il faut satisfaire à toute une série de critères – âge, stabilité du couple, conditions matérielles, disponibilité par rapport à la vie professionnelle, etc. – qui, s’ils ne sont pas remplis, font que les femmes seront davantage ont souvent recours à l’avortement lorsqu’elles sont confrontées à une grossesse non planifiée.
Un contexte peu favorable à la natalité
Un phénomène corrélé par des données statistiques. «Le taux de recours augmente le plus dans les tranches d’âge 20-24 ans et 25-29 ans, sur lesquelles pèse cette norme procréatrice. Les plus jeunes retardent leur entrée dans la parentalité, les plus âgés retardent l’arrivée d’un enfant supplémentaire», souligne Magali Mazuy, chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (INED).
À cela s’ajoutent les effets d’un contexte international et national déprimé. « Les conflits, l’anxiété climatique, l’insécurité croissante et l’instabilité politique font que les gens ont moins envie d’avoir des enfants et peuvent recourir plus fréquemment à l’avortement en cas d’échec de la contraception. » supports Lisa Carayon.
“Toutes ces explications ne valent qu’à titre d’hypothèses faute d’études pour les objectiver”, précise Magali Mazuy. En 2024, l’Ined a lancé une grande enquête pour mieux comprendre les motivations et les attentes des femmes, mais les résultats ne seront connus qu’à la fin de l’année. En attendant, le chercheur nous invite à déplacer notre regard. « Au lieu de nous concentrer sur les chiffres des interruptions de grossesse, réfléchissons à ce que pourrait être une politique publique promouvant la santé sexuelle et reproductive. En incluant les femmes comme les hommes, qui ont encore trop peu de responsabilités sur ces sujets. »
(1) Co-auteur avec Marie Mathieu de Sociologie de l’avortement, Ed. La Découverte, 2023, 128 p., €11.