Il faudra juste s’habituer à l’idée. Non seulement il existe une scène rap neuchâteloise, mais elle est aussi unique, pointue, bouillonnante, surprenante. Les fans connaissaient les deux albums impeccables de Murmures Barbares, et les performances surréalistes d’AbSTRAL compost, auteur d’un passionnant Nébuleuses en 2024. Ils peuvent sans hésiter additionner les dix titres de Larme bleu cielpremier opus du combo Cinq, qui, comme son nom ne l’indique pas, compte quatre membres : un batteur, un claviériste et deux rappeurs. Chacun prend toute sa place dans ces compositions aux structures insolites, libérées des carcans couplet-refrain, une suite de mouvements qui se succèdent avec cohérence même d’un morceau à l’autre. Le son est ample, l’ambiance atmosphérique, les rythmes précis et les voix parfaitement complémentaires – qu’elles soient rappées, chantées ou modulées. Cinq s’inscrit dans la continuité de groupes comme Glauque ou Odezenne, qui pratiquent un rap libre, évolutif et poétique pensé pour la scène – mais on sent que les membres du groupe puisent dans des influences plus diverses, des plus confidentielles aux plus connues. Y’a Orelsan en quelques phrases, période Kanye West 808 et chagrin dans certains passages raffinés. Du début à la fin, l’émotion passe Cinq sur cinq. Lionel Pittet
Cinq, « Sky Blue Tear » (Irascible Music)
Au revoir Ivan, le travail ouvert
Entrez dans un musée ; s’asseoir devant une œuvre ; essayez de traduire en Musique ce qu’elle vous transmet. Cela ne sonne-t-il pas bien ? Appelez Arnaud Sponar (vous l’attraperez plus facilement sous son pseudonyme : Au revoir Ivan). Au début de cette année, le Musée d’art et d’histoire de Genève a eu la riche idée de lui offrir une carte blanche sonore pour le mettre en valeur lors de L’ordre des choses, l’exposition temporaire du grand détourneur Wim Delvoye. Arnaud a donc arpenté le MAH ainsi remodelé ; il était certainement assis ici ou là ; il met en mouvement, face aux œuvres, le grand instrumentarium (guitare, basse, piano, synthés, percussions, machines) qui peuple sa tête et ses mains. Un orchestre intimiste qu’il maîtrise en autodidacte, au point de nous faire honte (seule la trompette le lui refuse, nous a-t-il dit un jour, ce qui nous a mis un peu de baume au cœur). Le résultat de cette déambulation en profondeur prend la forme d’une série de morceaux qui se moquent des catégorisations : ils passent du néo-classicisme au cave blues, de l’orgue epectase au post-punk azoté. Rien de catégorisable là-bas ; juste une série de dialogues intelligents entre la vague et le solide, et à chaque fois de très belles évasions. Philippe Simon
Au revoir Ivan, « L’ordre des choses » (Helvet Underground)
Clara Luciani, mère et vie
On l’a laissé quelque part sur une piste de danse, entre une boule disco et des synthés disco. Il y a 3 ans, Clara Luciani triomphait avec Cœurson deuxième album arrimé aux années Michel Berger. Des pulsations jubilatoires comme autant d’antidotes au chagrin d’amour post-confinement, de quoi confirmer, s’il le fallait, son statut de grenade de la chanson française.
Depuis, Juliette Armanet a pris feu, Zaho de Sagazan et Clara Ysé se sont envolées et Clara Luciani a accouché d’un petit garçon. C’est pendant sa grossesse que Mon sangtroisième disque animé par une « quête d’identité » – ce besoin de se comprendre avant de se donner à un autre être. Rangez la veste à sequins : ces 13 titres creusent davantage dans le pop-rock – bien que teintés ici et là d’échos années soixante.
Des mélodies simples, efficaces et délicates comme elle les aime, pour célébrer les liens qui lient Clara Luciani – à son futur enfant (Mon sang), à sa mère (Ma mère), à ses amours (Tout pour moi), à ces amis dont on se sépare parfois même si on n’en parle pas (Le chagrin d’un ami), à la version d’elle-même qui s’est lancée dans la musique en 2010, au sein du groupe La Femme (Allez). La sentimentalité aurait pu affaiblir cette salve de déclarations. C’est compter sans la sobriété avec laquelle Clara Luciani jongle entre l’intime et l’universel. Après avoir dansé jusqu’au vertige, elle ralentit et, sans chichi, met son cœur sur la table. Il ne nous reste plus qu’à goûter. VN
Clara Luciani, « Mon sang » (Musique romantique/Universal)
Linkin Park, nouveau départ
Sept ans de silence. C’est la durée qui sépare De zérole nouvel album de Linkin Park, de son prédécesseur Une lumière de plus. Sept années de deuil également après le suicide de Chester Bennington, son chanteur historique. Une mort tragique dont le groupe californien emblématique du mouvement nu metal au tournant du millénaire n’aurait jamais pu se remettre. Lorsque Linkin Park a annoncé en septembre l’arrivée d’Emily Armstrong du groupe Dead Sara pour succéder à Chester Bennington, certains fans ne l’ont pas accepté. “La couronne est lourde», lourde est la couronne, comme le chante le nouveau duo Mike Shinoda et Emily Armstrong, l’un des singles de cet album plein de symbolisme.
Et à l’écoute, force est de constater que ce nouveau départ est une réussite. Remplacer Chester Bennington est impossible tant sa personnalité a marqué l’image et les textes de Linkin Park. Mais Emily Armstrong livre une performance qui colle parfaitement aux sonorités du groupe. L’arrivée du chanteur marque aussi un retour à un son plus heavy et crierse rapprochant des premiers albums, alors que le groupe avait pris un virage résolument plus pop. L’ensemble est définitivement une réussite, regroupant les éléments qui ont fait le succès de Linkin Park à ses origines et ses évolutions plus récentes, avec une mention spéciale pour les chansons. Deux visages et Les bonnes choses vontqui clôt cet album. Etienne Meyer-Vacherand
Linkin Park, « De zéro » (Warner Records)
Kim Deal, enfin seule
Tout commence par une guitare doucement grattée, une batterie feutrée et une voix douce-amère. Puis soudain les cuivres entrent en jeu, donnant à Kim Deal des airs de crooner. Titre éponyme du premier album solo du musicien américain, Personne ne t’aime plus est d’une douceur très automnale. Côte puis creuse ce groove à la mélodie plus folk, avant Souffle de cristal ne revient pas – comme on s’y attendait – avec des sons plus rock et plus durs. Car si Kim Deal publie son premier album solo à 63 ans, personne n’ignorera que la native de Dayton, dans l’Ohio, est une grande dame de la scène alternative. En 1986, elle rejoint les Pixies à Boston, un des groupes les plus influents, avec Sonic Youth, de la fin du XXe siècle.esiècle, dont elle sera la bassiste et seconde voix jusqu’en 2013. Parallèlement, elle fondera avec sa jumelle Kelley The Breeders (le tube Boulet de canon1993).
Nous pourrions en dire beaucoup plus, mais revenons à l’essentiel : Personne ne t’aime plus est un excellent album, soufflant le chaud et le froid en 35 minutes, allant du folk-rock réconfortant (Es-tu à moi ?, J’aimerais Was) à des sons plus bruts (Disobedience, Big Ben Beat) pour de mieux en mieux. Nous espérons qu’elle traversera l’Atlantique l’année prochaine pour nous présenter cela. Stéphane Gobbo
Kim Deal, «Personne ne t’aime plus» (4AD)
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