Le modèle québécois n’est pas toujours celui qu’on croit. L’expression fait généralement référence à l’intervention de notre État pour atténuer les inégalités. Mais en santé, c’est plus compliqué…
Publié à 00h45
Mis à jour à 7h00
Pour vous en convaincre, regardez les statistiques sur les médecins qui quittent le système public pour exercer en privé.
Combien y en a-t-il ? Dans la majorité des provinces canadiennes, la réponse est simple : zéro. En 2022, aucun individu n’a été trouvé au Manitoba, en Saskatchewan, au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, à Terre-Neuve et à l’Île-du-Prince-Édouard.
Qu’en est-il de l’Alberta conservatrice ? Il n’y en avait que deux. Même chose pour la Colombie-Britannique.
L’Ontario est un peu différent de la moyenne. En 2022, ils étaient 14. Ce sont les derniers médecins bénéficiant d’un droit acquis depuis que le passage au privé a été interdit en 2004. Après leur départ à la retraite, ce nombre reviendra à zéro.
Une seule nation se démarque de ce portrait. Vous avez compris lequel. Au Québec, pas moins de 642 médecins ont quitté le réseau public pour travailler dans le secteur privé. Et c’était en 2022, lorsque l’Institut CD Howe publiait une étude sur le sujet.1.
Selon le dernier décompte, il y en aurait au moins 775.
L’Institut CD Howe – qui n’est pas de gauche – n’y voit aucun avantage. Le Collège des médecins non plus.
Pendant deux ans, la direction de cet ordre professionnel a parcouru le Québec à la rencontre de ses membres. Il a ensuite examiné les études et interviewé les chercheurs. Sa conclusion est sans équivoque : la société est perdante. Le secteur privé doit être réglementé et son expansion doit être « suspendue immédiatement ». Cette position a été adoptée à l’unanimité. Et sous les applaudissements, me disent-ils.
Le ministre de la Santé, Christian Dubé, promet à son tour de serrer la vis. Un projet de loi sera déposé d’ici la fin de l’automne.
L’intention est modeste : interdire la transition vers le secteur privé pour les nouveaux médecins, et seulement dans les premières années de leur pratique. Les détails restent à clarifier.
La Fédération des médecins résidents y voit une « discrimination » de la part de M. Dubé. Au lieu d’interdire le secteur privé, il faudrait plutôt comprendre pourquoi les médecins désertent le secteur public, estime-t-elle.
La réponse est simple : dans le secteur privé, ils peuvent traiter une clientèle plus légère et plus payante, avec un horaire flexible.
Le public ne pourra jamais offrir cela. Les patients vulnérables doivent également être pris en charge, même s’ils sont malades un samedi.
Cette fuite vers le secteur privé crée deux inégalités.
Le premier est destiné aux médecins. Ceux qui restent publics sont confrontés à des cas plus compliqués. Ils sont pénalisés pour leur loyauté. Cela crée une dangereuse spirale de démotivation.
La deuxième injustice concerne le patient. Les plus riches paient pour un meilleur accès. Ils peuvent être soignés en priorité, même si leur maladie est moins grave.
Bien entendu, il n’existe pas un seul profil de médecin qui migre vers le privé. Prenons le cas d’un médecin spécialiste. Il souhaite s’opérer un jeudi en fin de journée, mais aucune chambre n’est disponible à l’hôpital. Soit il reste chez lui, soit il opère en privé.
D’un point de vue individuel, cette approche est compréhensible.
Mais d’un point de vue collectif, si nous laissons le secteur privé se développer, il siphonnera les meilleures ressources.
Une des études consultées par le Collège des médecins suggère de réglementer le secteur privé pour éviter cet effet pervers. Par exemple, en plafonnant les prix facturés au secteur privé. Les médecins qui y opèrent le feront pour compléter leur emploi du temps et non pour se remplir les poches. Cela permettrait d’éviter des cas comme celui rapporté par le député solidaire Vincent Marissal, qui mène la révolte dans ce dossier : un orthopédiste annonce à son patient que son opération de la hanche sera réalisée dans huit mois au public… ou en trois semaines au privé, pour 25 000 $.
Même si le Québec se démarque par son pourcentage de médecins désaffiliés, celui-ci ne représente qu’une minorité – environ 4 % – de la profession. Cependant, ce n’est pas un argument pour laisser tomber les choses. Aucune mesure ne pourra à elle seule guérir le système de santé, et tout ce qui peut aider est le bienvenu.
Ce n’est pas la première fois que M. Dubé subit des pressions de la part du Collège des médecins.
L’année dernière, le Collège jugeait irréaliste la promesse de garantir un médecin de famille à chaque Québécois. Mieux vaut s’assurer que chaque patient soit suivi par un professionnel de la santé, a-t-on soutenu. M. Dubé penche maintenant pour cette idée.
En mars, un projet de règlement visant à restreindre la transition vers le secteur privé était prêt. M. Dubé l’a conservé sur une tablette. Il est en train de le réactiver après sa sortie de l’université – mais il reste à voir jusqu’où il ira.
Il n’entend cependant pas renoncer à ses projets de mini-hôpitaux privés. Une étude consultée par le Collège des médecins critique ce modèle1. La recherche du profit n’est pas associée à une innovation accrue. Les investisseurs gagnent plutôt de l’argent en sélectionnant leur clientèle, en réduisant le nombre d’employés et en donnant la priorité aux procédures médicales rentables, qu’elles soient nécessaires ou non, concluent les chercheurs dans l’étude. Santé publique Lancet 2.
La stratégie de M. Dubé est évidente.
Il interpelle les fédérations de médecins – notamment les médecins généralistes – avec qui commence la renégociation. Il leur dit : vous prétendez qu’il y a une pénurie de médecins, vous ne pouvez donc pas être contre cette mesure qui limite les départs.
Les médecins se trouvent dans une situation particulière. Pour accéder aux études universitaires, la concurrence est féroce. Mais une fois diplômé, il n’y a plus de compétition. Leur clientèle est nombreuse et captive. Ils peuvent ainsi se comporter en entrepreneurs autonomes, bénéficiant d’un rapport de force à leur avantage.
Mais si l’on considère que la santé n’est pas une marchandise et que les malades méritent d’être soignés quels que soient leurs revenus, alors le gouvernement peut déterminer les règles du jeu.
Et même si les contraintes augmentent, les étudiants brillants continueront à se démener pour postuler dans les facultés de médecine dans l’espoir de servir dans le système de santé géré selon des normes démocratiquement choisies par ceux qui financent leur formation.
Autre enjeu : les médecins formés au Québec qui déménagent dans d’autres provinces ou pays. De 2015 à 2017, 15 % de nos diplômés sont partis. Il y en a plus de 2 300 en Ontario. Il s’agit de fonds publics gaspillés – ce chiffre n’est pas compensé par le nombre de médecins formés à l’étranger qui travaillent au Québec.
Il ne s’agit pas d’un simple débat de gestion ou d’experts. La question est aussi politique. Quelle valeur devrions-nous accorder à l’équité et à la santé ? Comment organiser les soins ?
Autrement dit : à quoi devrait ressembler notre « modèle québécois » ?
1. Consultez l’étude de CD Howe (en anglais)
2. Consultez l’étude de La Lancette (En anglais)