A quoi servent les artistes ? La question est aussi vieille que l’art et n’a toujours pas de réponse définitive. Faut-il considérer une œuvre pour elle-même, ou se perdre dans son environnement ? Parce que les temps sont comme ça. Elle reconfigure désormais – après avoir prôné le contraire depuis Sainte-Beuve – les artistes et leur œuvre, constate une réflexion dans « Le Monde ». Sardou est de droite, ses chansons aussi, même lorsqu’elles parlent d’un lac irlandais. Woody Allen ne fait que des films horribles, puisque certains le considèrent comme un vampire sexuel. Polanski est considéré par les mêmes gens comme un criminel voué à l’enfer, ses films sont donc considérés comme criminellement mauvais : le dernier vient d’être massacré à Venise. Michel Houellebecq est un personnage peu recommandable, ses volumes auraient donc une odeur « nauséabonde ».
L’autre réflexe contemporain est d’oublier l’art en lui faisant dire autre chose. Jean-Jacques Goldman est censé être de centre-gauche par son biographe, il « racontait donc une époque » et la mécanique étonnante de ses chansons nous manque. « Barbie » est présentée comme un phénomène féministe alors qu’il s’agit d’un exploit capitaliste : faire payer l’entrée pour regarder une publicité pendant deux heures. Etc, et cetera…
C’est pourquoi « La Ville de la Victoire » (Ed. Actes Sud), nouveau roman de Salman Rushdie, se veut rassurant. C’est une merveilleuse façon de revenir à l’art. Bien sûr, même en racontant une histoire dans l’Inde du 14ème sièclee siècle, Rushdie envoie mille messages qui parlent d’aujourd’hui, de cruautés, de femmes et d’hommes, ou de religions qui emprisonnent. Mais son propos n’est que fondamentalement artistique : rechercher la liberté et laisser une trace. Ce roman a été écrit juste avant que l’écrivain ne subisse 27 secondes d’agression et douze coups de couteau de la part d’un fondamentaliste musulman, trente-quatre ans après la fatwa lancée par le gouvernement iranien.
Mais Rushdie – il l’évoque dans une interview au magazine « Le Point » – n’a jamais voulu se laisser « sociologiser » et réduire à ces attaques : « Je crois que quelqu’un qui a lu mes romans sans connaître ma vie n’a pas pu déceler l’inflexion de 1989. avec la fatwa. Il refuse d’être un symbole plutôt qu’un artiste, et même si sa vie a été bouleversée, elle est restée la sienne car son génie de romancier a refusé de se soumettre et il ne s’est jamais transformé en « créature de l’événement ». « La ville de la victoire » est peut-être dans cette leçon, qui peut nous infuser et accomplir l’œuvre de libération. L’héroïne du roman, Pampa Kampana, poète magique de 247 ans, sait que sa fin approche et dit : « Seule reste la cité des mots. Les mots sont les seuls gagnants. C’est une définition miraculeuse de l’art d’écrire, de vivre et de mourir.
---Christophe Passernée à Fribourg, travaille au Matin Dimanche depuis 2014, après avoir notamment travaillé au Nouveau Quotidien et à L’Illustré. Plus d’informations
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