Il y a 60 ans, les Beatles arrivaient en Amérique. Célébrer cet anniversaire va de soi. Mais en faisant quoi ? N’avons-nous pas déjà tout ce dont nous avons besoin, fans du monde entier ? Pour le 20e anniversaire, le quart de siècle, le cinquantième anniversaire de l’invasion, n’a-t-on pas obtenu de quoi revivre à l’infini les 14 jours en détail ? “C’était ça le défi”, résume David Tedeschi, le réalisateur du documentaire Beatles 64dans Zoom avec Devoir. Souriant et pas du tout surpris, David : après son docus sur George Harrison et Bob Dylan, le problème est toujours le même. Gros mandat, mission apparemment impossible. « Quand j’ai entendu parler du projet, c’est ce que j’ai tout de suite pensé : c’est une histoire énorme, tellement racontée… Mais… »
Que demander de plus, en effet, que le très définitif Les Beatles : La première visite aux États-Unis des frères Albert et David Maysles, deux grosses heures d’images fabuleuses, un documentaire vérité, tourné dans l’oeil de l’ouragan, l’événement tel qu’il est, de l’intérieur et de l’extérieur ? Apple, sous la direction de feu Neil Aspinall, a sorti le DVD Essentials en 2003, accompagné d’un gros tas de fragments de Films, et tout le monde était satisfait. Nous disposons également, dans un coffret DVD impeccable, des 240 minutes des quatre diffusions complètes du Spectacle Ed Sullivan avec les Beatles, dont ceux célébrés en février 1964. Et pour l’ambiance folle de l’époque, la folie salutaire de la Beatlemania, il n’y a franchement rien de mieux que la comédie Je veux te tenir la mainréalisé par l’excellent Robert Zemeckis et produit par nul autre que Steven Spielberg, qui met en scène un groupe de jeunes filles du New Jersey qui veulent à tout prix entrer à l’hôtel Plaza pour rencontrer les Beatles et trouver des billets pour l’émission télévisée du 9 février. .
Justifications et ajouts
Que puis-je dire d’autre ? Que montrer qui ne soit pas déjà (très) familier ? Mais… quoi ? Tedeschi fournit le contexte. « Les frères Maysles ont eu cet accès privilégié alors qu’ils n’étaient pas encore des documentaristes très connus. Albert lui-même a admis plus tard dans sa vie que leur film n’était pas suffisamment orienté vers les fans. Cet aspect, avec le temps, lui paraissait plus intéressant. Nous nous sommes concentrés sur cet aspect. Nous avons pu constater, non seulement avec les sets de Maysles, mais aussi à partir de toutes sortes d’autres sources, à quel point les fans étaient articulés. »
C’est vrai. Par exemple, on voit une jeune fille qui décrit l’attrait « différent » des Beatles, qui n’aimaient pas les girations provocatrices de Presley, préférant clairement la douceur des garçons de Liverpool. « Elles avaient beaucoup à dire, ces jeunes filles », ajoute la coproductrice Margaret Bodde. « Quand on les voit maintenant, interviewés pour notre documentaire, ils sont encore marqués positivement par l’expérience. Cela a changé leur vie. »
Ce Beatles 64c’est aussi et surtout la volonté d’Apple et de Disney+, avec l’aval du producteur-cinéaste Martin Scorsese. En fait, toute l’équipe officielle des Beatles est là. Le responsable du remixage Giles Martin, fils de feu Sir George Martin, est là pour reconstruire en stéréo le son des enregistrements mono primitifs de CBS TV grâce à la technologie développée par WingNut Films, la société de Peter Jackson qui nous a déjà apporté le grand ménage du séances Revenir. Nous avons également pu isoler les pistes vocales dans le brouhaha capté par les frères Maysles.
Une technologie qui aide et qui nuit
Clarté du son inimaginable, lisibilité miraculeuse des conversations, chic alors ? Oui et non. LE Spectacle Ed Sullivan en stéréo, cela déforme la réalité télévisée. Repassez pour le show de Washington : c’était inaudible avant. Les dialogues entre Beatles, où qu’ils soient, sont révélateurs, la technologie donne certes accès comme jamais au contenu, mais efface à tel point le bruit ambiant qu’elle aplatit l’émotion. Même à l’extérieur, les fans sont trop faciles à comprendre, faute de brouhaha. C’est inhabituellement calme dans la limousine, dans la suite de l’hôtel. Partout. Même quand ça crie. Un calme impossible règne. N’est-ce pas trop clair ? “Je pense que vous sous-estimez l’éclat de l’enregistrement sonore original des Maysle”, répond Tedeschi. Être en désaccord. Où est la radio, la télé qui passe tout le temps, où est la vie qui bat si fort ?
Toute cette propreté, on le comprend, est au service du fil narratif. Comme si l’histoire derrière l’histoire manquait : agenda inclusif 2024 oblige, Tedeshi a beaucoup insisté sur la place des artistes afro-américains. Rien de nouveau ici, on le répète depuis 1964, les Beatles ne juraient que par la Motown et le R’n’B de Little Richard, Chuck Berry and co. Dans les documentaires existants, c’est toujours au premier plan. Tedeschi voulait le prouver au-delà des preuves, pour le bénéfice des générations futures. Un beau travail de recherche. « Dans les images inédites des Maysles, on retrouvait tous ces jeunes fans noirs à Harlem », se réjouit le réalisateur. Dont, moment sympathique, un jeune homme « dégoûté » par les Beatles, fan de Miles Davis et John Coltrane.
Annoncer 1964 et ne pas s’en contenter
Ajouté, pour étayer le propos, des témoignages de reconnaissance d’artistes afro-américains envers les Beatles, un Ronnie Spector, un Ron Isley (des Isley Brothers of Tournez et criez), un Smokey Robinson toujours enchanté par la version Beatles de son Tu as vraiment une emprise sur moi. On a même déniché une performance où le Smokey Robinson en question, devant ses Miracles, chante Hier. Interprétation extraordinaire… Spectacle Ed Sullivan en 1968. Oups. Ce documentaire, pour bien étayer sa thèse (qui est pourtant clairement ancrée dans l’histoire des musiques populaires), ne prête pas trop d’attention à l’année de son titre. Nous aurions mieux fait d’utiliser la version de Je ne peux pas m’acheter l’amour d’Ella Fitzgerald, publié au printemps 1964, alors que la Beatlemania battait son plein.
Le fil narratif justifie tous les détours. Nous avons ainsi tourné les interviews des Beatles séparés des années 1970 à propos de leurs bien-aimés Marvin Gaye, Marvelettes et autres Little Richard. Des interviews que le fan moyen peut citer dans leur intégralité : Lennon à Spectacle de demain par Tom Snyder, nous avons cela depuis la première VHS. Le fan moyen n’est probablement pas le client cible. Il s’agit bien plus d’un documentaire testamentaire, où les derniers témoins encore parmi nous interviennent entre les segments d’archives avec les disparus. On a souvent l’impression d’être dans l’équivalent Beatles de ces documentaires sur la Seconde Guerre mondiale, avec les derniers survivants des camps. Voir un Paul McCartney visiter sa propre exposition de photos en compagnie de Martin Scorsese, la voix de plus en plus voilée, résonne comme une dernière opportunité saisie. Bienvenue, bien sûr. Mais non sans une certaine amertume. La vitalité de l’époque fait cruellement défaut.