Le 9 novembre 1989, Faith No More termine un concert à Berlin-Ouest. En coulisses, le groupe de San Francisco est informé que le mur qui sépare idéologiquement et géographiquement la ville depuis 1961 est en train de tomber. De retour sur scène pour un rappel, il entame le classique de Black Sabbath Cochons de guerre. Sur l’enregistrement de l’émission, on peut entendre Mike Patton crier « Le mur est parti ! » (« Le mur a disparu ! »).
Dans la foule se trouve Jan Lubitzki, un jeune homme qui a fui la République démocratique allemande (RDA) après un séjour en prison pour avoir tenté illégalement de la quitter. En rentrant chez lui, celui qui, de l’autre côté du rideau de fer, était membre d’un groupe de heavy metal appelé Blackout, retrouve devant sa porte des camarades de la RDA. Ils lui expliquent ce qui se passe. Sa réponse : « Entrez, je dois jouer Faith No More pour vous ! » »
Cette anecdote, comme des dizaines d’autres répertoriées par l’historien et chercheur allemand Nikolai Okunew dans sa thèse de doctorat, fait partie des matériaux qui ont façonné l’exposition. Le heavy metal en RDAprésentée jusqu’au 9 février 2025 au Museum in der Kulturbrauerei, Berlin. Un regard sur les derniers jours du bloc de l’Est à travers le regard d’une communauté improbable : les métalleux de la RDA.
Une nécessité mère d’invention
Sous le communisme, le travail était un droit et un devoir. À l’utopie du plein emploi s’ajoutait celle de la quasi-impossibilité de se faire virer. Les vols étaient courants. Des milliers de rivets trouvèrent ainsi une nouvelle fonction lorsque les jeunes fans de Judas Priest et Venom se mirent à confectionner leurs propres vêtements pour imiter leurs idoles.
Claudia Bamberg en faisait partie. L’un de ses bracelets faits maison est la pièce maîtresse de l’exposition Le heavy metal en RDA. « Mon père m’a rapporté des clous de son travail, ainsi que des chaînes que je portais en guise de ceinture », explique-t-elle. Pour les métalleux de RDA, cette sous-culture n’est pas seulement une affaire de musique, rappelle l’Allemand. « Acheter des produits dérivés du groupe n’était pas une option ; il fallait être créatif. »
Franziska Gottschling, historienne et commissaire de cette exposition née dans la foulée de la publication du livre de Nikolai Okunew Red Metal : La sous-culture heavy metal de la RDAmet en lumière le paradigme auquel les jeunes sont alors confrontés : « L’équilibre entre la vie quotidienne sous le socialisme et l’attrait de la culture pop occidentale. »
Sur l’un des murs au look inspiré des chambres d’adolescents des années 80, Mmoi Gottschling attire l’attention de Devoir sur un schéma d’identification de ce que la Stasi, la police politique de la RDA, qualifiait de « jeunesse négative décadente ». Skinheads, punks, nouveaux romantiques, garçons en peluche et d’autres lourds » composer en quelque sorte un résumé pour les nuls de ce que fait le travail Sous-cultures. Le sens du stylepar le sociologue britannique Dick Hebdige, analysé avec finesse en 1979.
Selon Nikolai Okunew, la Stasi était avant tout un immense réservoir de « petits bureaucrates à la vie ennuyeuse ». En effet, comme l’explique New-Yorkais En mai dernier, si près de 300 000 personnes travaillaient directement ou indirectement pour « le bouclier et l’épée du parti », sur une population d’environ 16 millions d’habitants, on parlerait presque ici d’un « espion » par groupe de 55 individus. M. Okunew ajoute que lors de la dissolution de cette dernière, des employés ont tenté de détruire les archives. Il existe néanmoins encore l’équivalent de quelque 111 kilomètres de fichiers minutieusement collectés.
Contourner la censure
« Contrairement aux punks, la plupart métalleux se disaient apolitiques et travaillaient sans trop de réticence», explique Franziska Gottschling. Ceci explique en partie pourquoi cette scène, qui dépendait de la bonne volonté des responsables, a pu continuer d’exister.
Tout au long de l’exposition, on croise l’animateur radio Jens Molle, qui, de 1987 à 1989, était derrière le micro d’une émission consacrée au métal sur DT 64, la radio d’État. Il affirme qu’à l’époque, le caractère agressif du contenu était en soi un moyen de contourner la censure. Plusieurs jeunes ont enregistré son spectacle sur des cassettes qu’ils ont échangées contre des albums piratés. Beaucoup d’entre eux ont été ramenés illégalement par des grands-parents (les retraités étant les seuls à pouvoir voyager hors de la RDA) qui avaient subi l’humiliation de devoir prononcer d’étranges titres en anglais dans les disquaires occidentaux. Marcus Marth, un adepte rencontré par Okunew, avait par exemple demandé un album Venom… et reçu un Wham !
L’État contrôlant à la fois la production et la distribution des contenus, ces divers flous auraient pu jouer en faveur de certains groupes évoqués dans l’exposition, comme Formel 1 ou encore MBC, que l’on aperçoit à mi-parcours, couvrant Motörhead. “Mais beaucoup de gens, y compris les agents de sécurité lors des concerts, ne savaient pas quoi faire de ces jeunes”, raconte M.moi Gottschling. « Le groupe Macbeth a vu un de ses spectacles interrompu par la police. Plus tard, le chanteur a été emprisonné pour un crime ridicule. Il s’est ensuite suicidé. »
Un peu de Québec en métal
Ce genre d’incompréhension, Michel « Away » Langevin, du groupe québécois Voïvoid, s’en souvient bien. «Je me souviens d’un montrer en Allemagne, avec Possédés, où il y a eu une émeute parce que la sécurité ne comprenait pas ce qui se passait dans le fosse mosh. Je suis tombé sur une file de policiers avec des chiens et une file de punks crachant sur la police. »
Voïvod a alors le vent en poupe, notamment parce que le groupe Celtic Frost lui a permis de signer avec le label allemand Noise Records. Le groupe enregistre deux albums cultes à Berlin-Ouest, avec Harris Johns, producteur du groupe industriel Einstürzende Neubauten, en 1987 et 1988 : Tuer la technologie et Dimension Hätross.
Lorsqu’on lui mentionne qu’un nombre considérable de jeunes et vieux fans de la RDA portaient des t-shirts à l’effigie de son groupe dans l’exposition, Langevin répond qu’à l’époque, il avait été impressionné par le dévouement et la créativité des adeptes de sa musique, qui n’hésitaient pas à personnaliser avec zèle les cassettes piratées qu’ils s’échangeaient du côté du mur où tout semblait étrangement plus gris, même la lumière du jour.
Post-réunification
Alors que les derniers feux du socialisme s’éteignent, des formes extrêmes de métal émergent. C’est vers eux que beaucoup se tourneront.
L’écrivain Abo Alsleben, qui a édité le fanzine Cadavres, cadavres et intestins de Leipzig, en RDA, se souvient de la facilité déconcertante avec laquelle chacun avait accès aux vêtements et aux disques après la chute du mur. L’homme à qui l’on doit l’album mythique du groupe de black metal Mayhem Vivre à Leipzig (1990) se souvient encore des revendications du quatuor : « J’ai organisé environ 150 concerts. Les Mayhem sont légendaires. J’ai dû me procurer des têtes de cochon et un long couteau avec lequel Dead [le chanteur] lui a coupé les bras. »
Claudia Bamberg est du même avis : « Lorsque les frontières se sont ouvertes, nous avons eu un sentiment fantastique. Mais toute cette liberté ne valait pas grand-chose si l’on n’avait pas d’argent ; la solidarité s’est effondrée. La scène en RDA était unique. Les frontières nous avaient privés de possibilités, ce qui avait créé une véritable communauté. »