En décembre 2023, un rapport de la préfecture du Nord ridiculise le lycée musulman d’Averroès, présenté comme un établissement “séparatiste”, et justifie une ordonnance visant à mettre fin au contrat d’association qui le lie à l’Etat. Cependant, ce rapport de douze pages comprend “beaucoup d’erreurs” et « plusieurs omissions étranges » comme Mediapart le révélera.
Pierre Mathiot, alors directeur de Sciences Po Lille, s’était opposé à cette décision. Malgré les recours de l’établissement, le contrat d’association a pris fin en septembre 2024. Pierre Mathiot a longuement évoqué ce sujet dans le journal en ligne AOC. A travers une reconstruction complète et rigoureuse, l’homme politique dénonce le traitement réservé à cet établissement. Entretien.
Vous avez écrit une série d’articles sur le lycée Averroès dans lesquels vous dénonciez un « scandale d’État ». Dans quelle mesure le sort réservé à cette école vous paraît-il scandaleux ?
Il s’agissait pour moi de poser la question de l’application rigoureuse du droit et de rappeler que la première valeur de la République est la justice.
Premièrement, la décision de retirer le contrat d’association me paraît totalement disproportionnée par rapport aux critiques qui pourraient raisonnablement être formulées à l’encontre de cet établissement. Après un examen attentif de l’ensemble du dossier, il apparaît qu’une grande partie des arguments avancés par le préfet ou d’autres acteurs étaient incohérents. Il existe donc un décalage manifeste et injustifiable entre les faits allégués et la gravité de la sanction prise.
Dans ce cas, nous sommes confrontés à ce qui équivaut à un procès unilatéral
Deuxièmement, les méthodes utilisées par le préfet pour justifier sa décision ne respectent pas les principes de l’État de droit. Lorsqu’on représente l’État et qu’on doit rendre une décision de justice, il est impératif de considérer à la fois les arguments de l’accusation et ceux de la défense afin de garantir une décision juste et équilibrée. Cependant, dans cette affaire, nous sommes confrontés à ce qui semble être un procès unilatéral.
Seuls les arguments accusateurs ont été acceptés. La préfecture n’a jamais pris en compte le rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale de juin 2020, document commandé par Jean-Michel Blanquer lui-même. Ce rapport n’a jamais été cité et n’a été communiqué à l’association Averroès que très tardivement.
Je suis moi-même fonctionnaire, je suis indéfectiblement attaché à l’État de droit et à une gestion juste et mesurée des affaires publiques, je ne peux donc qu’être indigné par une telle situation.
Vous évoquez un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale réalisé en juin 2020, totalement ignoré lors de la commission de concertation. Comment un rapport des experts de l’éducation nationale pourrait-il être ignoré ?
Le rapport de l’Inspecteur général a été ignoré précisément parce qu’il était favorable au lycée. Mais revenons d’abord à 2019 pour comprendre le contexte dans lequel ce rapport a été réalisé.
En avril 2019, la publication du livre des journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot « Qatar Papers : Comment l’émirat finance l’islam en France et en Europe » alimente les critiques contre le lycée Averroès. Face à une interpellation d’un élu du Rassemblement national, Xavier Bertrand a alors adopté une position stricte. Il a décidé de suspendre unilatéralement la subvention régionale au lycée sous prétexte de lutter contre l’influence supposée des Frères musulmans.
Xavier Bertrand est un homme politique expérimenté. Il sait parfaitement que sa décision est illégale, mais il la prend quand même, probablement pour des raisons politiques liées à sa volonté de contrebalancer le discours du RN. Xavier Bertrand écrit donc à Jean-Michel Blanquer, lui demandant d’initier une mission d’inspection concernant le lycée d’Averroès, affirmant être confronté à un grave problème avec cet établissement. Il est intéressant de noter que, un an et demi plus tôt, Xavier Bertrand vantait publiquement les mérites de ce lycée.
Jean-Michel Blanquer a commandé une inspection générale en octobre 2019 pour évaluer le lycée. Le rapport qui lui a été remis en juin 2020 est extrêmement positif. Cette situation place Jean-Michel Blanquer dans une position délicate vis-à-vis de Xavier Bertrand. Il aurait été politiquement embarrassant pour lui d’admettre que l’inspection, qu’il avait demandée pour apaiser ses inquiétudes, s’est finalement soldée par un résultat très favorable pour l’école.
Ce traitement désinvolte contribue à alimenter l’idée d’une gestion biaisée du dossier par la préfecture
La polémique s’est amplifiée lors d’un conseil régional, où un élu du Rassemblement national a évoqué publiquement l’existence de ce rapport favorable. Xavier Bertrand, président de la région, réagit violemment et affirme qu’il rejette totalement ce rapport, préférant s’appuyer sur le livre Documents du Qatar pour justifier sa position.
L’association des lycées d’Averroès a fini par obtenir le rapport quelques jours seulement avant la commission décisive de novembre 2023. Ce retard rend donc son utilisation difficile. Les membres de la Commission ne reçoivent le document que la veille de leur réunion, et beaucoup n’ont pas le - de le lire. Ce traitement désinvolte contribue à alimenter l’idée d’une gestion biaisée du dossier par la préfecture.
Dans votre article, vous comparez le traitement du lycée Averroès à celui du lycée Stanislas à Paris. Quelle analyse faites-vous ?
Si l’État contrôlait tous les établissements privés sous contrat avec la même intensité que pour Averroès, ce seraient des dizaines d’établissements qui perdraient leur contrat !
Je ne peux m’empêcher de parler de « deux poids, deux mesures », car dans le cas de Stanislas, le rapport de l’inspection générale a été extrêmement sévère. Toutefois, les responsables de l’établissement en ont été informés rapidement. Un groupe de travail avec le rectorat a été mis en place pour « remédier » aux problèmes constatés et à ce jour d’autres formes de « sanctions » n’ont jamais été envisagées. Dans le cas d’un lycée musulman (je rappelle que 95 % des établissements privés sous contrat sont catholiques), les pouvoirs publics agissent de manière complètement différente. Donc, je ne peux m’empêcher de me demander la raison.
Le poids des préjugés et de la méconnaissance de l’Islam est frappant
Malheureusement, je crois que pour certains hauts responsables, le fait qu’il s’agisse d’un establishment musulman modifie considérablement leur approche. Je crois qu’il y a un manque de considération flagrant envers les acteurs associatifs concernés et, plus généralement, envers les musulmans. Le poids des préjugés et de la méconnaissance de l’Islam est frappant. Je dois constater que les stéréotypes postcoloniaux persistent en France, et particulièrement dans les hautes sphères de l’État, qui font que les musulmans français ne sont pas pris pour des Français comme les autres.
J’ajoute que les responsables d’un établissement catholique peuvent facilement attirer l’attention des autorités, car leurs réseaux personnels les y connectent. De nombreux fonctionnaires ou préfets ont eux-mêmes été scolarisés dans des établissements catholiques, leurs enfants y sont souvent étudiants. Si un problème survient dans un lycée privé catholique, le contact est facile entre la hiérarchie catholique et l’État. En revanche, lorsque les responsables d’Averroès écrivent pour proposer d’être reçus, ils n’obtiennent même pas de réponse !
Quelles sont les perspectives d’avenir du lycée d’Averroès ?
L’association travaille actuellement à finaliser le recours au fond devant le tribunal administratif de Lille contre la décision du Préfet. Pour ce faire, elle mobilise de nombreux arguments, dont des articles et analyses externes. De son côté, la préfecture prépare également une réponse judiciaire, ce qui est bien entendu la règle dans une telle situation. Le jugement du tribunal administratif devrait intervenir au début du printemps 2025. Il influencera profondément l’avenir de l’établissement.
Si le tribunal administratif annule la décision du préfet, alors le contrat entre l’État et l’établissement serait rétabli.
Si le tribunal administratif annule la décision du préfet, alors le contrat entre l’État et l’établissement serait rétabli. Dans ce cas, cela obligerait l’État et la région à reprendre les financements dès l’année scolaire 2024-2025, et le contrat serait réactivé dès la rentrée 2025. L’État pourrait faire appel de cette décision, mais cela n’empêcherait sans doute pas le contrat d’être actif pendant la procédure d’appel, qui pourrait prendre plusieurs années.
Si en revanche le tribunal administratif valide la décision du préfet, alors l’établissement restera hors contrat et aura du mal à maintenir la situation actuelle de « hors contrat » pendant plus de deux ou trois ans, principalement pour des raisons financières.
En tant qu’observateur privilégié de cette affaire, comment interprétez-vous le traitement réservé au lycée Averroès dans le contexte politique national ?
Je pense que le préjugé assez répandu qui consiste à voir l’Islam comme une religion extérieure à la France renforce l’idée d’une incompatibilité fondamentale avec la République. Pourtant, objectivement, l’Islam est aujourd’hui la deuxième religion en France et ce n’est plus la religion des étrangers vivant en France, mais celle avant tout des Français. Ce paradoxe saute aux yeux quand on regarde le lycée Averroès. L’établissement est sous contrat donc sous tutelle de l’Etat, il accueille 60% de bourses, ce qui est un record pour un lycée privé, ces taux de réussite au baccalauréat et de poursuite d’études dans l’enseignement supérieur sont remarquables, est-il salué pour son attitude après les différentes attaques…
Je suis convaincu que la problématique Averroès dépasse largement le cadre local.
Je suis convaincu que la problématique Averroès dépasse largement le cadre local. Son traitement par l’État me paraît révélateur des difficultés rencontrées par la République dans ses relations avec l’Islam et des stéréotypes qui persistent en son sein.
Ce problème est également alimenté par le climat politique ambiant, notamment par le poids électoral croissant du Rassemblement national. Certains responsables politiques estiment qu’en adoptant une attitude stricte et sans ambiguïté à l’égard de tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’islam, il sera possible de couper l’herbe sous les pieds de l’extrême droite.
Mais cette stratégie, qui n’aura aucun effet sur le vote RN, alimente l’incompréhension et la colère des Français de confession musulmane. Cela crée en eux un sentiment d’injustice et de marginalité. Il est urgent d’aller au-delà des visions simplistes pour promouvoir une relation plus apaisée et respectueuse entre les institutions publiques et les citoyens dans leur diversité.
Propos recueillis par Amina Al Bouazzaoui
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