22 novembre 2024.
Ce soir du vendredi 22 novembre, c’est au Silex que nous devions le passer. Située face aux rives brumeuses et encore enneigées de l’Yonne, la salle de spectacle accueillait deux des groupes les plus enthousiasmants du moment, The Cinelli Brothers et Eddie 9V, un double ticket qui avait déjà parcouru les routes de France à la fin de 2023.
Venu défendre leur excellent nouvel album, « Almost Exactly », c’est peu dire que le Frères Cinelli enthousiasmé le public. Qu’est-ce qui est le plus frappant chez eux ? Leur chimie. Quatre personnalités fortes, très différentes, mais complémentaires et qui, au-delà de leurs compétences techniques, leur permettent d’afficher un charisme collectif tout à fait exceptionnel. Dans le rôle du flamboyant frontman, occupé aux claviers, à la guitare et au chant, Marco Cinelli. A la basse ou à la guitare, point d’ancrage fiable et solide, Stephen Giry apporte sa touche de virtuosité. À la harpe ou à la guitare, Tom Julian-Jones garantit une approche plus terreuse, fondamentalement blues et rock’n’roll. Quant au longiligne Alessandro Cinelli, il délivre un beat plein de groove et de robustesse.
A l’instar des Beatles ou du Band, pour qui ils vouent une admiration sans limite, les Cinelli Brothers sont tous chanteurs et multi-instrumentistes, ce qui donne beaucoup d’humanité, de puissance et de variété à leurs interprétations. C’est ainsi qu’ils débutent leur set avec le chœur gothique-gospel de Prièretoutes les voix, avant de passer à l’âme ensoleillée de Douzaine de roses (en attendant, Tom Julian Jones Je suis passé de l’harmonica au SG et Stéphane Giry de la basse à la Telecaster). Marco Cinelliqui s’exprime dans un français impeccable et ne lâche pas d’un pouce les spectateurs (présentation des morceaux, looks, etc.), troque ses claviers pour ses emblématiques cuivres Eastwood Tuxedo (saturation rock, reverb, trémolo) avant de plonger dans un son très blues de Chicago rauque (Sauve-moiprétexte à un beau solo d’harmonica puis de guitare psychédélique). L’ambiance est latine avec Ce n’est pas bleu mais je soupire (quel titre ! – En plus d’être un chanteur et compositeur remarquable, Marco Cinelli est un superbe parolier) où Giry livre un solo de guitare spectaculaire (il effleure ses cordes avec le pouce de la main droite et appuie son petit doigt sur les boutons de volume et de tonalité pour varier les sons et générer des effets de violon ; place son goulot d’étranglement sur la partie inférieure de sa sangle, pouvant ainsi le saisir en un éclair combinant résonances en cordes ouvertes, sculptures de wah-wah et feedback). Julian-Jones s’empare du micro pour un bel hommage à Albert King (Tu vas avoir besoin de moi).
Retournez à Stone Rock avec Bonne étoile dont la mélodie irrésistible rend toute la pièce folle. Alessandro Cinellien chaussettes, moustache et mulet hirsute, avec la grâce épuisée et le visage pâle d’un musicien en tournée, quitte sa batterie pour la basse. Giry, toujours impeccable, prend place sur les balais pour les bleus noirs saisissants Longue cigarettesingle sorti en 2022, avant d’enchaîner avec Personne n’est idiotécrit « à Londres, au dessus d’un pub irlandais » et chanté d’une voix grave à la Tom Waits. La finale est grandiose, émouvante, sexy, psychédélique, avant le dernier morceau, l’énorme Bonne étoileque Marco démarre avec d’impressionnantes nappes d’orgue saturé, épaulé par son frère qui joue de la conga de la main gauche tout en fournissant de la main droite caisse claire, toms et cymbales. Quelle musicalité ! Le public réclame un rappel et l’heure allouée aux Londoniens est déjà terminée. Grand coup de coeur, unanimement partagé et largement discuté pendant l’entracte.
Changer de registre avec Eddy 9V qui adopte une instrumentation plus classique et dépouillée, mais non moins efficace : son frère Kelly Lane à la basse, les fidèles Tchad Mason aux claviers (aux côtés desquels il a passé la majeure partie du show, ultra complices) et l’impressionnant batteur David Vertégalement d’Atlanta. L’ouverture est on ne peut plus claire : « Nous sommes là pour vous jouer du blues ! » » Mission accomplie avec distinction, le groupe livrant un set d’1h30 nerveux, âpre et brut, aux arrangements serrés (impossible à retranscrire comme le sont les riches orchestrations du dernier album).
Eddie impressionne par l’intensité de son chant et de son jeu de guitare. Indépendamment des douleurs, des approximations et des accordages fluctuants de sa Fender Esquire cabossée (une Telecaster à un seul micro, le genre de guitare qui ne pardonne pas car elle n’embellit rien), le Géorgien joue comme un boxeur distribuant les coups, prenant toutes les risques (et plaisantant sur ses propres erreurs), sans cesse en mouvement, multipliant les interjections vocales et les arabesques rythmées. Surtout, ne vous laissez pas tromper par votre apparente indiscipline. Eddie est, au moins en partie, trompeusement désordonné. Ce bourreau de travail, qui passe sa vie sur la route ou en studio, ne laisse pas grand-chose au hasard. Ses arrangements rythmiques sont particulièrement parfaits (les musiciens se connaissent par cœur – un simple coup d’œil et chacun réagit immédiatement), tout comme ses variations dynamiques qui démontrent une maîtrise exceptionnelle de la tension-détente.
Derrière ses lunettes noires, son improbable casquette blanche et sa performance scénique chaotique, Eddie 9V livre une performance décomplexée d’une puissance exceptionnelle. Il revisite les grandes étapes de son répertoire : Mendier, emprunter et voler qui a ouvert « Capricorn » et avec lequel il a commencé le set, le dark soul blues Petites mouches noires ou 3h du matin à Chicagotendu comme un arc, le funky Le venir, où les instruments font leur entrée les uns après les autres et qui décrit avec humour « le sentiment délicieux qui nous saisit lorsque nous prenons la décision libératrice de quitter une personne pour une autre »la chaloupe, toute deuxième ligne, Alligator Yella ou l’atmosphère Missouri et sa mélodie incroyablement belle. Il accorde de larges palettes d’expression à Chad Mason, signataire de brillants refrains (citation du riff de Utilise-moiharmonisé à la guitare) et s’amuse avec quelques reprises: Albert King (dont on peut encore apprécier l’héritage à quel point le blues contemporain, Homme voyageurextrait de « Little Black Flies »), Robert Johnson (Je me promène dans mon esprit), Al Green (Roue motrice et son riff dantesque, ponctué par un impressionnant solo de batterie de David Green) ou Howlin’ Wolf, dont la fureur vocale lui va comme un gant (Mlle James comme rappel final, exhumé du méconnu « Message To The Young » de 1971).
Bien sûr, le nouvel album est mis en avant : la magnifique chanson titre Saratogalaisser les gens Halo (qui passe bien la rampe en électrique, malgré l’absence de vrais chœurs), chapeau bas à JJ Cale (Rivière Rouge) ou l’énorme Delta (impossible de ne pas frémir en écoutant ses faussets hantés). Un rappel et c’est déjà fini ; quand c’est bon, on ne voit jamais le - passer. Eddie 9V laisse parler le Sud, sa violence, sa crudité, mais aussi son humanité et sa folle générosité. Gros coup de coeur, je répète…
Texte : Ulrick Parfum
Photos © Parfum Anja
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