Emmanuelle Daviet : De quoi débat-t-on sur France Culture ? C’est la question qui résume toutes les questions que les auditeurs aimeraient vous poser. Je vais donc quand même entrer dans le détail de leurs messages et commencer par cette remarque d’un auditeur : Qu’est-ce qui distingue un débat sur France Culture des débats que l’on peut écouter sur d’autres médias ? Pensez-vous que l’exercice des médias sur cette chaîne de service public a un rôle particulier à jouer pour préserver un espace de dialogue démocratique ? »
Quentin Lafay: Absolument. Je pense qu’il y a plusieurs éléments distinctifs du débat que nous essayons de mener ou du moins d’organiser à France Culture. Le premier d’entre eux est classique car il traverse peut-être l’ensemble des émissions de cette chaîne. C’est le temps qu’on y consacre, le temps de préparation, bien sûr, mais le temps d’antenne, puisque ce sont 40 minutes de débats quotidiens pour deux ou trois invités par émission, ce qui laisse à chacun le temps de dérouler une pensée. , un argument, un raisonnement. Mais au-delà de ça, ce qu’on cherche, ce n’est pas forcément la confrontation, je le dis toujours, je trouve en tout cas qu’un débat réussi, c’est un débat où l’on change pratiquement d’avis à chaque fois qu’on écoute un interlocuteur parce qu’on entre pleinement, on s’imprègne pleinement d’un raisonnement donné, et surtout, on grandit grâce au débat, on grandit intellectuellement, on progresse intellectuellement car c’est ce qui apporte la nuance, la complexité de l’opposition, sans forcément être conflictuel, notamment dans le ton . Et puis troisième élément distinctif, je dirais que c’est toujours tout le temps, mais ça marche bien au-delà de France Culture et sur toutes les chaînes de Radio France. C’est le respect que nous avons chez chacun des interlocuteurs et dans le raisonnement que chacun d’eux défend à chaque fois.
Emmanuelle Daviet: Question qui revient fréquemment dans les messages des auditeurs : Selon quels critères choisissez-vous vos sujets de débat ?
Quentin Lafay: Seule la légitimité du savoir. C’est-à-dire qu’on ne va pas chercher des gens qui vont essayer d’argumenter, qui vont essayer de faire du bruit. Mais nos invités sont toujours là, dans ce studio parce qu’ils maîtrisent, ils connaissent leur sujet. Il y a donc différentes manières de maîtriser, de connaître un sujet. On peut connaître un sujet parce qu’on en est un expert académique, parce qu’on a travaillé sur le fond pendant des années dans le cadre d’une thèse, dans le cadre d’un travail de recherche. Mais on peut aussi être connaisseur d’un sujet car on le vit quotidiennement au premier plan. Lorsque nous débattrons du sujet agricole, nous aurons à coeur d’associer les agriculteurs. Lorsque nous débattrons des questions économiques, nous aurons à cœur d’associer des salariés ou des dirigeants de l’industrie. Voilà, ce sont toutes les personnes qui sont légitimes d’une manière ou d’une autre à connaître un sujet et donc à apporter quelque chose, à toujours nous apprendre quelque chose.
Emmanuelle Daviet: Et vous indiquiez plus tôt que ce qui définit un débat de qualité, c’est notamment le fait de pouvoir éventuellement changer de point de vue sur une question en écoutant un interlocuteur. Ce n’est pas le seul critère de qualité d’un débat.
Quentin Lafay: Non, ce n’est pas le seul critère. Le seul critère est toujours l’évidence. D’ailleurs, c’est aussi transversal à toutes les émissions de France Culture. Il s’agit avant tout d’apprendre des choses. Avant-hier, nous avons eu un débat sur le Mercosur. Faut-il être pour ou contre ? Par exemple, et ce que j’ai vraiment, beaucoup aimé dans l’échange qu’ont eu les deux invités, c’est justement qu’à chaque fois ils apportaient des arguments que je n’avais moi-même pas entendus ailleurs, ce qui fait que j’ai passé du temps à préparer cette émission. Mais voilà, ils ont chacun apporté leur point de vue, des dimensions du débat que je ne connaissais pour ma part pas.
Emmanuelle Daviet: Mais dans la continuité de ce que vous dites, pensez-vous que les débats peuvent réellement changer les mentalités ou s’agit-il avant tout d’un exercice intellectuel ?
Quentin Lafay: Je pense que c’est les deux. Changer les mentalités est certes un peu ambitieux, mais si l’on peut déjà montrer que les sujets qui traversent l’actualité sont complexes, faits de nuances, que ce soit le noir ou le blanc, cela ne suffit pas pour comprendre des choses qui sont souvent multi couleurs. Voilà, je pense que c’est notre fonction première, c’est de montrer que tout est complexe, compliqué, que la nuance est toujours la meilleure arme pour comprendre ce qui nous touche ou ce qui traverse le monde. Et puis c’est un exercice intellectuel hyper stimulant car vous-même, en tant que journaliste, devez essayer d’enterrer votre point de vue, vous remettre en question le plus possible, accorder de la crédibilité à des points de vue auxquels on n’est pas toujours confronté. Donc intellectuellement, pour moi, c’est une émission que j’adore animer.
Emmanuelle Daviet: Pensez-vous aussi aux attentes du public, aux attentes de vos auditeurs ? Est-ce une considération lorsque vous pensez à vos spectacles ?
Quentin Lafay: Oui, c’est fondamental à bien des égards. D’abord parce qu’il faut trouver un sujet par jour et on réfléchit souvent à des sujets qui plairont aussi aux auditeurs. Il y a évidemment les favoris de l’animateur, les favoris de l’équipe, mais on se dit parfois qu’il faut aborder ce sujet car les auditeurs de France Culture nous écoutent aussi pour ça. Aussi parce qu’on ne peut pas ne pas le traiter. Et puis aussi, on réfléchit beaucoup à ce que pensent les auditeurs ou à leur présence, du moins dans la façon dont on compose les sets. Nous essayons toujours de composer des décors où seront représentés tous les points de vue du corps social, tous les points de vue des auditeurs au sens large. Alors oui, les auditeurs sont toujours en ligne de mire et d’écoute.
Emmanuelle Daviet: Et Quentin Lafay, à titre personnel, quelles sont vos choses préférées ?
Quentin Lafay: J’en ai plusieurs. J’aime beaucoup, beaucoup les matières économiques au sens large, parce que j’en suis originaire, parce que j’ai travaillé dans la recherche économique avant de rejoindre France Culture. Et puis les sujets culturels, je trouve que souvent ce sont des sujets qui méritent aussi d’être débattus parce qu’il faut aussi traiter la culture sous l’angle du débat, sous l’angle de la critique. Et c’est aussi la responsabilité d’une chaîne comme France Culture de proposer ce type de programme.
Emmanuelle Daviet: Avec la polarisation croissante des opinions, comment éviter le piège du débat spectacle qui privilégie les échanges clivants plutôt que la réflexion approfondie ?
Quentin Lafay: Bon, on ne cherche pas vraiment à rassembler les gens, à mettre dans un studio des gens qui ont des positions radicalement opposées, parce qu’en fait, les rencontres n’arrivent pas très souvent dans ce genre de cas. Alors ce qu’on essaie, c’est d’abord de trouver des invités qui ont des choses à se dire, des choses en commun. Et c’est souvent un sujet de recherche courant. Ce sont souvent des modes courantes. Et finalement, cela pourrait être un bon débat. Tout d’abord, c’est une bonne discussion. Je trouve qu’une émission qui réussit, en tout cas un exercice que j’apprécie énormément, c’est de voir petit à petit comment les invités changent de point de vue au fil de l’émission, comment la discussion dans laquelle ils se sont plongés également leur permet d’apprendre des choses. Et c’est probablement ce qui est le plus stimulant.
Emmanuelle Daviet: Et plus précisément, quel a été pour vous le débat le plus mémorable que vous ayez animé ?
Quentin Lafay: Depuis le début de la saison, il y en a eu plusieurs. Je dirais que le plus marquant est peut-être l’affaire Mazan. Nous en avons eu plusieurs, nous avons même eu une série de débats sur ce sujet. Tout d’abord, c’est l’affaire elle-même qui est traumatisante, absolument terrifiante et qui nous apprend énormément sur les violences faites aux femmes et sur tous ces sujets, également sur la condition des femmes. Mais plus encore, ce sont souvent des sujets sur lesquels l’émotion est toujours extrêmement présente en studio. Nous avons donc des intervenants toujours très très concernés par ce sujet. Et je me souviens avoir été ému à plusieurs reprises en écoutant les plaidoiries, les témoignages des invités au sujet du procès Mazan.
Emmanuelle Daviet : Dernière question : y aurait-il un débat tabou ?
Quentin Lafay: Non, j’espère que ce n’est pas le cas. En tout cas, nous essayons de débattre de tous les sujets. Nous ne fixons a priori aucune règle, aucune limite par rapport aux règles édictées et que nous venons d’évoquer ensemble mais j’espère qu’au contraire, il n’y a surtout, surtout, aucun tabou.
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