Image : Watson/Saïnath Bovay
Le Musée national suisse consacre une exposition aux liens entre notre pays et la colonisation. Bien que sa participation ait été bien réelle et documentée, cette partie de l’histoire suisse reste encore largement méconnue, y compris à Berne.
Le titre de l’exposition, présentée au Musée national suisse de Zurich jusqu’au 19 janvier, est très explicite : « Colonialisme – une Suisse engagée ». « Du 16ème sièclee siècle, les citoyens et les entreprises de la Confédération entretenaient des liens étroits avec le système colonial», peut-on lire sur la page de présentation.
Ces dernières années, plusieurs études universitaires ont mis en lumière la participation active de la Suisse à la colonisation européenne. Mais cela est loin d’être évident. Rappelons qu’en 2017, la conseillère fédérale Doris Leuthard avait déclaré, lors d’une visite au Bénin :
“Je suis heureux que la Suisse n’ait jamais participé à ces histoires d’esclavage ou de colonisation”
Doris Leuthard
Les preuves ne manquent pourtant pas. L’implication des Suisses dans l’expansionnisme européen a pris différentes formes, rappelle le Dictionnaire historique de la Suisse (DHS). Les marchands suisses se sont enrichis grâce au commerce triangulaire et au commerce des esclaves, tandis que d’autres possédaient des plantations dans les colonies. Certaines banques ont financé la traite négrière atlantique, couverte par une assurance. Enfin, plusieurs mercenaires participèrent à des conquêtes coloniales ou à des massacres.
Le tableau « Combats et jeux des nègres », réalisé par le peintre veyvesan François Aimé Louis Dumoulin en 1788.Image : Musée historique de Vevey
L’État n’y a pas participé, mais…
Sept ans après les déclarations polémiques de Doris Leuthard, les mentalités ont-elles changé ? «Au niveau politique, je n’ai pas l’impression que la vision ait beaucoup changé», estime Letizia Gaja Pinoja, doctorante à l’Institut de hautes études de Genève. Et d’ajouter :
«En 2021, Ignazio Cassis répétait que l’Etat suisse n’avait jamais participé à la colonisation»
Letizia Gaja Pinoja, Institut universitaire
«Les organismes de l’Etat n’ont pas été impliqués», a déclaré le conseiller fédéral au micro de la SRF. Il est vrai que l’État suisse n’a jamais possédé de colonies. Les autorités fédérales s’en tiennent également à cette histoire, souligne l’historien Fabio Rossinelli dans un article du journal de la Commission fédérale contre le racisme.
Mais la situation était plus complexe. Selon Rossinelli, l’État suisse a soutenu et subventionné des projets économiques expansionnistes lancés par des entreprises privées. De plus, à partir du milieu du XIXe siècle, les autorités fédérales versèrent de l’argent à de nombreuses personnes dans les colonies.
L’esclavage n’est pas un crime, selon les FC
En 1864, alors que la plupart des pays européens avaient aboli l’esclavage, le Conseil fédéral déclara officiellement que cette pratique n’entraînait « aucun crime ». Le gouvernement répondait à un conseiller national, indigné après avoir découvert que des commerçants suisses établis au Brésil possédaient des esclaves. Le rapport, cité par la RTS dans un podcast, déclarait :
«Priver les colons suisses d’une partie de leurs richesses légitimement acquises est ce qui répugne à nos idées de moralité et de justice. Les commerçants suisses seraient réduits à faire eux-mêmes la cuisine et les autres tâches ménagères.»
Le Conseil fédéral, en 1864
Le conseiller fédéral Jakob Dubs (1822-1872) affirmait en 1864 que l’esclavage n’était pas un crime.Image : PHOTOPRESS-ARCHIV
En bref, comme le résume l’EDS, «la Suisse n’est pas restée en marge de l’expansion de l’Europe à l’étranger». La recherche universitaire a permis « d’établir des preuves qui ont mis du temps à s’établir », poursuit-il. Malgré cela, «le sujet n’a jamais vraiment été abordé par les hautes sphères politiques suisses», indique Letizia Gaja Pinoja.
«Admettre que la Suisse a bénéficié de la colonisation, de l’esclavage et du commerce triangulaire est politiquement délicat. Cela pose la question des réparations morales et économiques pour les pays exploités.»
Letizia Gaja Pinoja, Institut universitaire
En revanche, il existe des initiatives parallèles, nuance le chercheur. «Le fait que le Musée national suisse, sous le contrôle du Conseil fédéral, ait organisé une exposition sur le sujet peut être interprété comme une prise de position indirecte.»
Déni ou ignorance ?
La prise de conscience n’est donc pas encore pleinement réalisée au niveau politique. Qu’en est-il de la population ? «Si nous demandions aux Suisses ce qu’ils pensent de leur histoire coloniale, la plupart répondraient qu’elle n’existe même pas», explique Letizia Gaja Pinoja.
“Je ne dirais pas que la population est dans le déni, c’est un terme trop fort”, ajoute-t-elle. “Je constate plutôt que le sujet est encore largement méconnu.” Elle ajoute :
«Souvent, les gens n’en ont tout simplement aucune idée et sont presque choqués lorsque nous parlons du passé colonial de la Suisse. Ils sont étonnés ou ils le minimisent”
Letizia Gaja Pinoja, Institut universitaire
Selon le chercheur, une des raisons expliquant ce manque de connaissances concerne l’éducation. «L’histoire coloniale suisse ne fait partie d’aucun programme scolaire officiel, du moins à ma connaissance», dit-elle. « Il y a de grandes lacunes. La plupart du temps, les étudiants passent complètement à côté de l’essentiel.
Des traces du passé colonial sont encore présentes en Suisse : un tableau raciste à Zurich, avril 2021.Image : CLÉ DE CLÉ
Letizia Gaja Pinoja dit qu’elle-même n’a rencontré ce thème que lors de son master. « Cela dit, il y a des professeurs de gymnase et de lycée qui décident d’en parler », reconnaît-elle. « Par exemple, j’ai participé à un projet mené avec une école à Pully, mais cela reste des initiatives ponctuelles. »
Une image problématique
Une autre raison expliquant cette situation doit être recherchée à un niveau plus profond. «La Suisse a un problème d’image», disait en 2022 la directrice du Château de Prangins, Helen Bieri Thomson: «Elle se considère volontiers comme neutre, démocratique, humanitaire et donc irréprochable, toujours du côté du bien.»
« Cette idée est une conséquence de la construction de notre identité nationale, qui a eu lieu à la fin du 19e siècle », réagit Letizia Gaja Pinoja. « Comme la Suisse n’avait pas de langue, de culture ou de religion commune, il a fallu mettre en avant autre chose : la neutralité, la Croix-Rouge, le pacifisme », explique-t-elle.
“Ces éléments ont été idéalisés et sont devenus des symboles nationaux forts, incompatibles avec l’idée d’avoir participé à la conquête coloniale et avec tout ce que cela impliquait.”
Letizia Gaja Pinoja, Institut universitaire
Malgré cela, les choses avancent, quoique lentement. «La commission Bergier a joué un rôle très important», estime le chercheur. «La question de l’or juif a ouvert la boîte de Pandore et a montré que l’histoire de la Suisse contenait également des zones grises.» C’est également à partir de ce moment, au début des années 2000, que la recherche universitaire commence à s’intéresser au passé colonial de la Suisse.
«L’arrivée en Suisse du mouvement Black Lives Matter et le démantèlement des statues en 2020 ont remis le sujet sur le devant de la scène», poursuit-elle. Si cela a poussé les citoyens à se remettre en question, il faudrait autre chose pour provoquer un changement profond, estime Letizia Gaja Pinoja :
“Je ne crois pas qu’on puisse changer les mentalités des gens, enseigner de nouvelles choses à des esprits fermés”
Letizia Gaja Pinoja, Institut universitaire
« C’est pour cela qu’il faut passer par l’éducation », poursuit-elle. Et de conclure : « C’est à ce niveau-là qu’on peut faire la différence. La scolarité obligatoire peut compléter le récit historique existant. Et pour cela, il faut des gens ouverts d’esprit.
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