Des prix rémunérateurs ! Cette demande lancinante des agriculteurs de toute l’Europe refait surface avec les manifestations paysannes prévues la semaine du 18 novembre.
En France, la loi Egalim prévoit depuis 2018 « tunnel de prix » (ou une fourchette), en dessous de laquelle un acheteur ne peut pas descendre lors d’une transaction. Mais il est généralement admis que ces prix ne tiennent pas suffisamment compte des coûts réels de production et que les contrôles sont insuffisants. Vendre à perte reste une réalité pour de nombreux agriculteurs.
De son côté, l’Espagne a légiféré en 2013 avec la loi « chaîne alimentaire »qui a été renforcé en 2021 et permet désormais de fixer des prix justes, exploitation par exploitation. Álvaro Areta García, membre de la Coordination européenne de la Via Campesina et responsable technique du Comité de l’Agriculture (COAG), l’un des organes directeurs de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, nous l’explique.
Reporterre — Comment le droit fonctionne en pratique « Chaîne alimentaire » (chaîne alimentaire) ?
La loi espagnole sur la chaîne alimentaire, en vigueur depuis plus de dix ans, vise à rendre les relations commerciales entre producteurs et acheteurs plus transparentes et équitables. Elle nécessite la rédaction de contrats écrits, contenant des informations essentielles telles que les conditions de livraison et les prix. Ce cadre contractuel a renforcé la sécurité juridique et facilité les négociations. En décembre 2021, cette loi a été modifiée pour introduire un changement majeur : il est désormais interdit de « détruire la valeur » dans la chaîne alimentaire.
Concrètement, cela signifie que le prix négocié entre les parties doit être au moins supérieur aux coûts de production des agriculteurs. Cela marque un changement culturel, car auparavant les prix étaient fixés sur la base du prix payé par les consommateurs, souvent au détriment des producteurs.
Cette nouvelle approche nécessite de réorganiser la chaîne de valeur de manière plus équitable, en commençant par les coûts de production. Ce changement est difficile à appliquer et suscite des résistances, mais il vise à instaurer une rémunération juste à chaque maillon de la chaîne.
Comment sont calculés les prix ?
La loi exige que le prix de vente couvre les coûts de production spécifiques de chaque producteur. Cela implique que les producteurs connaissent leurs coûts de production. C’est un effort supplémentaire pour eux, mais cela leur permet au final d’être clair sur leur niveau de rentabilité : à partir de quel prix commencent-ils à gagner ou à perdre de l’argent. ? Cette question, qui devrait être naturelle dans toute entreprise, n’était parfois pas aussi claire dans le cas du secteur de la production.
Que se passe-t-il si le prix proposé par l’acheteur reste inférieur aux coûts de production ?
Si un producteur estime qu’il est payé en dessous de ses coûts, il peut déposer une plainte, mais il doit fournir des preuves comptables, telles que des factures, pour étayer sa réclamation. Cela permet d’éviter une confrontation mot à mot. Les plaintes peuvent également être anonymes. Les organisations agricoles comme COAG peut déposer une plainte au nom des producteurs, tout en garantissant la confidentialité des informations fournies.
Une fois la plainte reçue, l’autorité compétente mène d’office une enquête pour vérifier les faits et, si nécessaire, ouvre un dossier, tout en préservant l’anonymat du plaignant.
Existe-t-il des cas d’infractions majeures et comment les autorités compétentes les traitent-elles ? ?
Les violations majeures dans le secteur agroalimentaire espagnol sont principalement liées à l’augmentation des coûts causée par des facteurs géopolitiques, tels que la guerre en Ukraine, plutôt qu’à une application en chaîne de la loi. Ces augmentations de coûts se sont répercutées tout au long de la chaîne, provoquant une inflation indépendante de la loi.
Pour y répondre, les autorités espagnoles ont mis en place des mesures de soutien, telles que des subventions aux coûts de production, des réductions de TVA sur certains produits de base et des aides pour compenser l’augmentation des coûts de production.
Dans quel contexte cette loi a-t-elle été établie ? ?
Le secteur agricole a connu des difficultés économiques persistantes, dues principalement à la déréglementation des marchés et à la suppression des mécanismes liés à la politique agricole commune, qui contribuaient à stabiliser les prix. Conjuguée à la concurrence accrue des importations à bas prix, cette situation a affaibli les revenus des producteurs locaux. De nombreux agriculteurs sont menacés de faillite.
Face à cette situation, de nombreuses mobilisations ont éclaté en 2020, avant la pandémie, pour réclamer des prix justes, supérieurs aux coûts de production. Ces pressions ont conduit le gouvernement à adopter des mesures de protection, dont la loi sur la chaîne alimentaire, malgré l’interruption des manifestations en raison de la crise sanitaire. Cette législation répond également à la directive européenne sur les pratiques commerciales déloyales, qui impose des règles générales à tous les États membres, tout en autorisant des mesures plus strictes pour ceux qui le souhaitent.
Un consensus existe au sein du secteur agricole, même si des divergences apparaissent sur l’application pratique de cette mesure et sur la manière d’en calculer précisément les coûts.
L’adoption de la loi a été rendue possible grâce à une large majorité parlementaire. La plupart des groupes politiques – y compris ceux du gouvernement, ses partenaires et même certains membres de l’opposition – étaient favorables au projet et se sont par ailleurs abstenus sans manifester une large opposition.
Les agriculteurs espagnols sont-ils mieux protégés que les agriculteurs français ? ?
Les agriculteurs espagnols semblent mieux protégés, mais il est encore trop tôt pour évaluer pleinement l’efficacité de cette loi. Désormais, dans certaines négociations, les producteurs peuvent mettre en avant leurs coûts et s’appuyer sur des études publiques pour justifier les prix de vente, facilitant ainsi une véritable négociation. Les premières sanctions ont été imposées aux entreprises qui achetaient à des prix inférieurs au coût de production, marquant ainsi un début d’application concrète de la loi. Des sanctions importantes ont déjà été imposées.
« L’agriculture espagnole reste compétitive »
Nous assistons à un changement de mentalité dans le secteur producteur. Il prend davantage conscience de ses coûts de production, gagne en capacité de négociation et a la possibilité de dénoncer les abus, même si la mesure n’a pas résolu tous les problèmes.
Dans une économie mondialisée, les acheteurs ne vont-ils pas s’approvisionner ailleurs ? ?
Un critique a déclaré que des prix trop élevés pourraient pousser les acheteurs vers d’autres pays. La question est plutôt : pourquoi les coûts de production sont-ils plus bas dans d’autres pays ? ? Pour une concurrence loyale, les produits importés doivent répondre aux mêmes normes. Toutefois, les chiffres ne confirment pas une perte de compétitivité pour les producteurs espagnols. Les exportations agroalimentaires espagnoles atteignent chaque année des records, ce qui indique que l’agriculture espagnole reste compétitive malgré la loi de la chaîne.
Cette loi pourrait-elle contribuer à s’éloigner du modèle productiviste, en intégrant les enjeux écologiques, ou risque-t-elle au contraire de renforcer ce modèle ? ?
Cette loi n’intègre pas directement les objectifs écologiques. Cependant, cela protège les coûts de production des agriculteurs, ce qui pourrait encourager des types d’agriculture soucieux de l’environnement. Indirectement, elle peut donc être bénéfique pour l’écologie, même si son objectif premier n’est pas spécifiquement environnemental mais plutôt la rentabilité des producteurs.
VIF DIEUBATTE DANS FRANCE SUR LE « PRIX SOL »
Le débat français sur les moyens d’améliorer les revenus des agriculteurs s’articule notamment autour de l’idée d’un « prix plancher »qui serait fixé par l’État. Les syndicats de petits producteurs, comme la Confédération paysanne et le Modef, et les partis de gauche poussent depuis plusieurs années cette revendication, rejetée par le FNSEA et Coordination rurale, syndicats agricoles conventionnels.
Emmanuel Macron l’a repris oralement en février 2024, en pleine crise agricole, mais s’y est finalement opposé lors de son examen au Parlement au printemps.
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