Ils décident de reporter leur entrée à l’université ou dans la vie professionnelle pour découvrir le monde. Car pour eux, le voyage est plus important que la carrière. Au moins au début.
Alors que le regard de son professeur s’apprête à croiser le sien, Lilou sent le stress l’envahir. Neuf mois avant la fin de leur rhéto, la plupart de ses camarades de l’Athénée Royal d’Izel contactés par le professeur annoncent déjà leur intention d’étudier à l’UCLouvain ou à l’ULiège. Certains savent même qu’ils souhaitent devenir kinésithérapeute ou architecte. A ce moment précis, la fille n’a aucune idée de ce qu’elle veut faire de sa vieelle espère donc s’en sortir en se confiant sur sa réflexion sur la question. Manqué. « Le professeur m’a regardé avec beaucoup de perplexité et m’a dit qu’il était grand temps pour moi de bouger », se souvient Lilou, deux ans après les faits. Cela m’a mis beaucoup de pression: l’école nous a obligé à choisir, mais sans nous aider beaucoup…”
Sur le point d’opter pour des études « par défaut », elle se laisse finalement convaincre par sa sœur de partir à l’étranger, via le Rotary. Envoyée aux Etats-Unis, dans ce qui n’était « ni une ville ni un village », Gaumaise partagera la vie de trois familles d’accueil différentes dans le cadre d’une seconde rhéto. «Je voulais vivre une expériencepour échapper à l’obligation de retrouver mes études, confie-t-elle. C’était aussi l’occasion de développer un réseau d’amis internationaux et de maîtriser l’anglais de fond en comble. À l’été 2024, Lilou revient en Belgique bilingue… et surtout animée par une certitude : elle va étudier la traduction. “En secondaireJe détestais tellement l’allemand que Je n’aurais probablement jamais eu cette révélation si j’étais resté en Belgique.
Se sentir en place
Spécialisé dans l’accompagnement des jeunes de 18 à 35 ans dans leurs aventures à l’étranger, le Bureau International de la Jeunesse (BIJ) contribue notamment au financement de projets bénévolesl’apprentissage des langues, stage professionneléchanges, initiatives ou rencontres citoyennes. D’une moyenne de 5 000 jeunes accompagnés chaque année avant le Covid, le BIJ est passé à 6 000 en 2023. « Nous pensons un regain d’envie d’expérimenter à l’internationalnote Béatrice Ciobanu, responsable de la communication. La plupart des jeunes concernés entendent faire une pause entre le lycée et l’entrée à l’université ou dans le monde du travail, d’autres ont une réelle vision politique et souhaitent mener des projets liés à l’écologie, l’inclusion, la diversité, l’agriculture durable… » Un séjour à l’étranger permet aussi de travailler sur son capacités de communication et d’adaptationde s’ouvrir aux nouvelles technologies et d’élargir leur spectre d’intérêts. Sans oublier cette possibilité immuable d’appréhender une nouvelle culture.
“Lorsque vous voyagez, vous apprenez l’ingéniosité, cela développe l’intuition pour sentir où se trouvent les opportunités.”
C’est justement cette soif de découverte qui a poussé Clémence à s’envoler pour l’Australie, à peine majeure. Elle voulait voir autre chose que sa petite ville de Ciney. «Cela m’a aussi permis de laisser mes amis partir à la recherche d’universités», dit-elle en riant. J’ai pu m’inspirer de leurs expériences pour voir ce qui me conviendrait le mieux à mon retour. » Clémence se lance alors dans des études d’ingénieur de gestion, mais pas n’importe où : à Saint-Louis, une des rares écoles à offrir la possibilité de partir en Erasmus dès la troisième année du baccalauréat. « Mon envie de voyager n’a jamais disparu », raconte celle qui vit depuis plusieurs mois à Zagreb puis à Medellin, où elle effectue actuellement son deuxième séjour Erasmus. J’adore l’idée d’ouvrir mon esprit m’acclimater à une autre culture. Surtout chez moi, en Belgique, je ressens toujours le besoin de faire quelque chose, sinon je ne me sens pas forcément à ma place. En voyage, par contre, je peux m’évader, apprendre des dizaines de choses… c’est toute une ambiance !
Alors qu’elle se prépare à entrer sur le marché du travail, Clémence affirme vouloir privilégier les emplois qui lui donneront l’opportunité de travailler à l’étranger, de manière permanente ou via des missions ponctuelles. «J’aimerais toujours découvrir de nouveaux mondes. Je ne finirai pas mes jours en Belgique : le voyage est ancré en moi.
Accessible à tous ?
Si le traditionnel séjour en immersion linguistique a toujours la cote, d’autres concepts d’exploration internationale émergent: volontariat, emplois saisonniers, emplois au pair, voyages indépendants parfois réalisés sur une durée plus courte. Depuis 2018, l’action DiscoverEU, intégrée au programme Erasmus+, finance l’organisation de projets citoyens et propose, deux fois par an, des billets de train illimités dans toute l’Europe à des milliers d’adolescents. Au printemps dernier, 922 Belges ont été sélectionnés parmi 4.457 candidats. “Le concept n’a malheureusement pas encore autant de succès en Belgique francophone qu’en Flandre”, déplore Béatrice Ciobanu du BIJ. Cependant, ce type d’aventure vous permet de prendre la responsabilité ethabiliter le jeune, qui doit se charger de la réservation des hôtels, de la planification du voyage, etc. C’est une vraie première expérience en solo à 18 ans.
Voyager à l’étranger est-il accessible à tous ? En 2022, une enquête du site espagnol El Confidencial montrait que plus de 60 % des étudiants des pays européens les plus avancés économiquement pouvaient rejoindre des universités de pays ayant des niveaux économiques similaires pour leur Erasmus. A l’inverse, seuls 37 % des ressortissants des pays les moins riches ont pu rester dans les établissements scolaires des Etats les plus prospères. L’aspect économique joue évidemment en faveur des jeunes relativement favorisés, mais le contexte familial aussi, la différence d’accès à l’information et la capacité d’acculturation pour voyager.
Co-auteure d’une étude sur la mobilité lorsqu’elle était assistante de recherche à l’UCLouvain, Margot Achard expliquait en 2021 que les ados moins aisés « se disent que ce n’est pas pour eux »que ce sont des expériences réservées à des jeunes plus intégrés. Elle recommande donc une meilleure transmission de l’information à tous les publics. « Nous cherchons à toucher ces jeunes les moins favorisés à travers des collaborations avec des partenaires locaux et à travers les réseaux sociaux », insiste Béatrice Ciobanu, dont le BIJ développe progressivement un soutien financier plus important pour couvrir les déplacements, les transports, l’hébergement et la nourriture à l’étranger. « Nous touchons toutes les couches de la population sans les mettre en concurrence : le support est basé sur la qualité de la candidature. Si le jeune est motivé et que son projet tient la route, nous le finançons.
En 2023, l’Union européenne a débloqué près de onze milliards d’euros pour les programmes d’aide Neet (Pas aux études, ni emploi, ni formation)il s’agit de personnes sans emploi, sans éducation ou formation et généralement issues de milieux pauvres. Parmi les projets soutenus figure Alma, une initiative qui favorise l’intégration des personnes Neet de moins de 30 ans à travers des séjours professionnels et personnels à l’étranger. Une fois de retour, ces aventuriers bénéficient d’un accompagnement destiné à les (re)mettre sur le marché du travail.
« À leur retour, les jeunes ne sont plus enfermés dans un schéma unique. »
Portes ouvertes
À l’Office International de la Jeunesse, nous nous concentrons également sur l’autonomie des jeunes, qui sont amenés à gérer eux-mêmes de nombreuses démarches liées à leur voyage. « Sur place, nous ne faisons pas la promotion du tourisme et des voyages à proprement parler », souligne Béatrice Ciobanu. L’objectif est d’inciter les jeunes à acquérir des compétences à l’étranger afin qu’ils puissent ensuite revenir les utiliser en Belgique. Sans passer par le BIJ, c’est un peu ce qu’a fait Axelle il y a quelques années après avoir claqué la porte de son tout nouveau métier dans le rééquilibrage alimentaire. Rendez-vous à Toronto, au Canada, pour réinitialiser vos compteurs professionnels. « Avec mon compagnon, nous sommes partis juste après la crise du Covid, parce que le voyage nous avait énormément manqué et parce quenous avions regardé nos deux emploissourit le jeune trentenaire, originaire de Wavre. Sans enfants et sans hypothèque, il était temps de partir. Séduits par le Programme Vacances-Travail (PVT), qui permet aux jeunes jusqu’à 30 ans d’obtenir un visa temporaire pour travailler et voyager dans l’une des cinq destinations possibles (Canada, Taiwan, Australie, Nouvelle-Zélande, Corée du Sud), les deux les amoureux ont franchi le pas. A la fois pour améliorer leur anglais, mais aussi pour se tester en milieu urbain et le comparer au leur, plus rural, et ainsi faire le choix de leur futur milieu de vie.
Initialement employée dans un petit restaurant vénézuélien, Axelle a terminé son séjour canadien avec le rôle de spécialiste de la relation client bilingue au sein de la plus grande compagnie d’assurance du pays. « L’expérience du voyage à l’étranger ouvre tellement de portes qu’à leur retour, les jeunes ne sont plus enfermés dans un schéma unique, estime Béatrice Ciobanu. Certains bien sûr se lancent dans des études, mais il y en a qui ont directement créé une entreprise tandis que d’autres prennent une direction complètement opposée. Axelle en fait partie. Aujourd’hui, elle travaille dans le commerce extérieur des médicaments. Grâce notamment à son anglais impeccable.
Les jeunes travailleurs privilégient également l’aventure
Un master en commerce international ouvre forcément des perspectives et des portes vers… l’ailleurs. Lors de sa dernière année, Benjamin a également effectué un stage en Indonésie et un autre au Canada, où il a rencontré une Britannique. « Il lui restait une année d’études », rembobine le presque trentenaire. En m’installant à Birmingham en 2019, j’ai eu l’opportunité de la rejoindre et de vivre une nouvelle aventure à l’étranger. Sans expérience, Benjamin a d’abord eu du mal à trouver un premier emploi de manager dans la « prévention des pertes », c’est-à-dire minimiser les pertes d’une entreprise, mais s’est ensuite appuyé sur son expérience pour séduire Innocent, une marque de smoothies, où il est aujourd’hui chef de projet innovation produit. « En restant en Belgique, j’aurais pu être tenté de suivre un parcours plus classique dans l’un des Big Four (NDLR : Deloitte, EY, PwC et KPMG)il admet. Là, j’avais moins de choix, J’ai dû sortir de ma zone de confort et cela a guidé ma carrière.
Face à la réalité de la précarité de l’emploi, aux risques de surqualification, au manque de confiance des entreprises par manque d’expérience ou de choix de vie simples, de nombreux jeunes travailleurs tentent leur chance à l’étranger. « Ils sont de plus en plus nombreux à s’affranchir des diktats de la société », analyse Matthieu Verstraete, co-fondateur de la plateforme Etudiante. Le succès des start-up et la multiplication des nomades numériques fait tomber la théorie classique selon laquelle la réussite professionnelle dépend d’une évolution unique et structurée : il existe désormais plusieurs façons de concevoir une carrière.» Justine le sait. Elle, qui a longtemps été nourrie de l’ambition de gérer le marketing d’une grande entreprise, en est désormais très loin. Après avoir traversé l’Australie, le Portugal puis le Canada, elle a fait ses armes dans un centre d’appels et gère aujourd’hui la communication pour différents clients. « Lorsque vous voyagez, vous apprenez l’ingéniosité et cela développe un peu d’intuition pour sentir où se trouvent les opportunités. C’est une fille que j’ai rencontrée à Brisbane qui m’a amené à Lisbonne. Sans le voyage, je n’aurais jamais développé ce réseau.»
Cinq ans après son départ, Benjamin réfléchit encore au jour le jour : « D’abord cette vie, puis la suivante. » Après une décennie, Justine envisage un retour imminent en Belgique. « Cela me manquait de ne pas parler ma langue et de ne pas pouvoir assister à un spectacle de ma culture, avec mes références. » Indépendante, elle ne lâchera pas son réseau, dispersé entre Bali et Montréal. Pour garder la tête à l’étranger.
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