Beyrouth (Liban), rapport
En fin de journée, le soleil éclabousse Beyrouth d’une douce lumière orangée. Mais le bruit d’un drone israélien brise la sérénité méditerranéenne de cette fin octobre : il bourdonne au-dessus de la capitale libanaise tel un essaim de guêpes. Soudain, il s’arrête. Dans ce lourd silence, les Beyrouthins attendent leur sort. Leurs visages sont inquiets, rivés à leur téléphone : leur vie dépend des tweets de l’armée israélienne annonçant ou non les frappes aériennes de la nuit.
Soudain, des tremblements se font sentir, des grondements sourds. Parfois lointain, parfois proche. La capitale s’illumine de champignons de feu, avant de s’envelopper d’une épaisse fumée. Tout le Monde sursaute, le cœur battant à chaque bombardement, et attend la fin de ce cauchemar.
« Je commence à trembler chaque fois que j’entends un son fort, même si ce n’est pas le bruit d’une explosion. Je ne dors pas la nuit jusqu’à 7 heures du matin, quand les explosions cessent »témoigne Rima, 25 ans, réfugiée palestinienne vivant dans le camp de Chatila, tout proche de la banlieue sud de Beyrouth, sous le feu des bombes.
Depuis le 23 septembre, l’armée israélienne mène une vaste offensive contre le Liban, avec d’intenses bombardements sur Dahyeh, le sud du pays et la vallée de la Bekaa, et une invasion terrestre limitée à la frontière entre les deux pays. Cela faisait presque un an qu’une guerre de positions opposait le Hezbollah à l’État hébreu en parallèle de la guerre à Gaza, mais cette escalade israélienne a bouleversé la vie des Libanais, faisant plus de 2 700 morts et laissant plus d’un million de déplacés.
Rima affirme se sentir constamment en danger à cause des drones, et avoir régulièrement des crises de panique : elle a perdu sa mère et a été blessée pendant la guerre de 2006. Ses blessures réapparaissent à chaque bombardement. « La guerre est devenue très technologique, on voit les moindres explosions sur les réseaux sociaux, les images de destruction sont omniprésentes. Elles renforcent la souffrance et le chaos intérieur, et rouvrent toutes les blessures héritées des guerres précédentes. »explique D.r Aline Husseini, psychanalyste à Beyrouth.
« Israël peut choisir n’importe quel bâtiment, le raser, tuer tous ceux qui s’y trouvent »
Pour elle, les bombardements nocturnes et l’omniprésence des drones renforcent les effets néfastes de la guerre. « Les drones donnent le sentiment d’être observé, persécuté, une attente de danger. Avec les explosions, les gens ne dorment plus et souffrent d’insomnie. L’idée selon laquelle n’importe quel bâtiment peut être détruit à tout moment est extrêmement difficile à comprendre. Même ceux qui vivent dans les zones épargnées vivent dans la peur de la mort »explique-t-elle. Ce qui amène les experts à dire qu’Israël mène également une guerre psychologique en utilisant ses technologies avancées.
Supériorité technologique
« Pour moi, la dystopie a commencé avec l’attaque des téléavertisseurs et n’a fait qu’empirer depuis. Tout semble surréaliste »témoigne Jad Dilati, chercheur en droits humains et co-auteur d’un article de recherche sur la guerre psychologique israélienne au Liban. Les 18 et 19 septembre, plus de 5 000 appareils de communication utilisés par le Hezbollah ont explosé simultanément en deux vagues, tuant plus de trente personnes et en blessant 3 000, des membres du Hezbollah, mais aussi de nombreux civils.
« Israël a voulu nous faire comprendre qu’il est 1 000 fois supérieur technologiquement »ajoute-t-il. Depuis, les frappes aériennes se sont poursuivies sur le pays, avec des drones et des missiles poursuivant leurs cibles jusqu’aux confins du pays, même dans les zones les plus reculées.
« Israël peut littéralement s’emparer de n’importe quel bâtiment, le raser, tuer tous ceux qui s’y trouvent et continuer comme si de rien n’était. C’est filmé en direct et nous dépendons des tweets du porte-parole de l’armée israélienne, notre ennemi, pour savoir si nous allons rester en vie ou mourir, même s’ils sont souvent trompeurs. Si ce n’est pas dystopique ! » dit-il.
Dans une année de guerre, depuis le 8 octobre, le déséquilibre technologique entre Israël et le Hezbollah ne fait que se confirmer. Si le groupe armé et parti politique chiite libanais a réussi à mener des attaques de drones jusqu’à Tel-Aviv, Tsahal a mené près de dix fois plus d’attentats, assassiné la quasi-totalité de ses hauts dirigeants, dont Hassan Nasrallah, et démontré sa capacité à envahir territoire libanais et y raser des villages entiers, malgré des pertes importantes.
Tout cela, basé sur des technologies militaires de pointe, dont Israël est l’un des premiers exportateurs mondiaux, tout en recevant 17,9 milliards de dollars (16,5 millions d’euros) d’aide militaire américaine.
« Un scénario de cauchemar »
« L’armée israélienne teste ses nouvelles technologies sur des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza – et même sur ses propres citoyens, notamment lors de manifestations antigouvernementales – avant de les vendre à l’étranger. »explique Alessandro Accorsi, analyste des technologies de guerre chez Crisis Group. Ce serait notamment le cas des technologies de surveillance utilisant la reconnaissance faciale, des tourelles automatiques et des véhicules blindés, mais aussi de l’intelligence artificielle (IA), ce que dément l’armée israélienne.
Une enquête du média israélien +972 publiée en avril dernier affirme qu’Israël utilise trois logiciels dans sa guerre à Gaza, ayant causé plus de 42 000 morts en un an. Le premier, Lavande, serait utilisé pour détecter des cibles potentielles en passant au crible les informations accessibles en ligne. Le second, Évangile, désignerait des bâtiments stratégiques à détruire. Le troisième, sombrement nommé Où est papa ? (« Où est papa ? »), suivrait les cibles lors de leurs voyages et à la maison.
Guerre algorithmique
« Ces logicielsIA a permis à Israël de désigner et de bombarder plus de 35 000 cibles à Gaza qu’il croyait appartenir au Hamas. Et ce, en seulement quelques mois, bien plus rapidement que si les humains avaient dû recouper toutes ces informations. »explique Alessandro Accorsi.
Les soldats israéliens n’avaient parfois que vingt secondes pour examiner les données duIA et décider d’approuver ou non un bombardement. « On peut se demander si la responsabilité [de tuer] est encore transporté par des humains, ou s’il est complètement perdu entre la machine et la chaîne de commandement. En matière d’éthique, c’est un scénario cauchemardesque et un dilemme très complexe »dit l’expert.
Quant à l’application de ces technologies au Liban, elle est incertaine. « Israël prépare une nouvelle guerre contre le Hezbollah depuis celle de 2006, et ne dépend donc pas autant de la technologie pour établir ses cibles. Elle repose en grande partie sur l’intelligence humaine. Si l’attaque par téléavertisseur, par exemple, semblait très technologique, elle reposait entièrement sur des informations privilégiées et sur des techniques qui n’étaient pas du tout à la pointe de la technologie. »explique Alessandro Accorsi.
Selon lui, la guerre au Sud-Liban ressemblerait beaucoup plus aux guerres traditionnelles, avec ses bombardements massifs et ses batailles acharnées pour conquérir kilomètre après kilomètre. « On a l’idée qu’aujourd’hui, les frappes sont très précises. En fait, on ne voit pas de grande différence avec les bombardements du Vietnam ou pendant la Seconde Guerre mondiale. ; les armées prétendaient viser des cibles, mais ont causé de nombreuses victimes civiles »précise-t-il.
La différence, selon l’analyste, est principalement due aux types de bombes utilisées par Israël, qui pèsent entre 450 et 900 kg. « Ce sont des munitions que d’autres pays, comme les États-Unis, ont cessé d’utiliser afin de limiter les pertes civiles à une dizaine par bombe. Israël accepte en revanche des seuils de 40, 50 voire 100 civils tués selon l’importance de la cible. »dit-il. Une manière de faire la guerre plus que discutable aux yeux du droit international. Au Sud-Liban, certaines explosions ont failli provoquer, par leur puissance, un tremblement de terre le long d’une faille sismique.
Si ces combats donnent l’impression d’être une guerre algorithmique ou robotique, ils s’inscrivent avant tout dans une sombre lignée de conflits meurtriers et sanglants.
Réponses de l’armée israélienne
L’armée israélienne a répondu par courrier électronique aux demandes de Reporterreaffirmant que « contrairement à ce qui est affirmé, [les forces israéliennes] n’utilisez pas de systèmes d’intelligence artificielle qui identifient les agents terroristes ou tentent de prédire si une personne est un terroriste. Les systèmes d’information ne sont que des outils pour les analystes en train d’identifier des cibles ». Elle affirme également qu’elle « frappe uniquement des objectifs militaires et des agents militaires et effectue des frappes dans le respect des règles de proportionnalité et de précaution lors des attaques ».
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