A la veille de la 71e cérémonie des Oscars du Midi Olympique, l’emblématique demi d’ouverture néo-zélandais Dan Carter s’est longuement exprimé dans un salon du Sofitel Le Faubourg à Paris.
Vous avez passé plusieurs années au Racing, après votre titre de champion du monde en 2015. Comment vivez-vous ce retour à Paris ?
J’ai tellement de bons souvenirs ici… J’ai tout aimé pendant cette pause : les restaurants, les gens, la culture et ces défilés de mode auxquels je pouvais avoir accès régulièrement. Je suis une grande fan de haute couture. Décidément, le champ des possibles était ici infini et rien que d’y penser me fait sourire.
Est-ce que les gens vous reconnaissent lorsque vous arpentez les rues de Paris ?
Non, pas beaucoup et c’est assez relaxant pour moi. La Nouvelle-Zélande est un petit pays où tout le monde me connaît et c’est évidemment très différent quand je reviens à Paris. En revanche, les gens du sud de la France sont tellement fous de rugby que je suis souvent interpellé. Mais c’est sympa.
Est-il parfois difficile d’être célèbre ? Il faut sourire à tous ceux que l’on croise, être poli en toutes circonstances…
Non, ça ne m’a jamais pesé. Je sais la chance que j’ai eu de pouvoir vivre de ma passion, de voyager aux quatre coins du monde et de partager autant de moments incroyables. La notoriété fait partie du problème. Ce n’est jamais lourd.
Où habites-tu maintenant ? Comment est ta vie ?
Je vis à Auckland avec toute ma famille. Je ne suis plus du tout amateur de rugby, sauf le week-end où je joue au chauffeur de taxi pour mes garçons : je les emmène d’un terrain à l’autre, pour qu’ils vivent leur passion comme moi. j’ai vécu le mien. Je participe aussi parfois à quelques séminaires où je parle de mon parcours de rugbyman, où je donne des conseils sur le leadership…
Alors vos garçons jouent au rugby…
Oui, un peu. Mais ils préfèrent le football ! Le matin, c’est le rugby et l’après-midi, le futsal.
Est-ce parfois compliqué pour eux de jouer au rugby avec un père comme toi ?
Non ! Ils sont encore très petits. Il n’y a aucune attente de ma part. Je ne leur ai jamais mis la pression et les gens autour d’eux non plus. C’est plutôt cool mais entre eux, ils aiment la compétition. Le fait que ma femme (Honor, ancien champion de hockey sur gazon) et moi ayons défendu les couleurs de notre équipe nationale doit y contribuer… (rires) De toute façon, ce sont eux qui décideront de leur vie, plus tard. Je ne vais pas les pousser à jouer au rugby et ma femme ne les poussera pas à jouer au hockey. Ils sont gratuits.
Pourquoi n’as-tu jamais voulu devenir entraîneur ?
Vous savez, j’ai essayé pendant vingt ans d’être le meilleur joueur de rugby possible. J’ai sacrifié mes week-ends, je ne voyais pas ma famille aussi souvent que je le voulais… Donc je ne voulais pas retomber dans un cycle similaire : les entraîneurs travaillent encore plus que les joueurs ; il y a beaucoup d’incertitude sur l’avenir, on ne sait jamais où on sera dans six mois et je ne voulais pas imposer ça à ma famille… Je voulais donner la priorité à mon clan.
Le Racing souhaitait vous faire revenir en 2019. Pourquoi ce transfert ne s’est-il finalement pas concrétisé ?
J’ai tout simplement échoué à la visite médicale préalable à la signature de mon contrat. […] Tout semblait bien se passer : nous avions trouvé une maison, ma famille avait fait ses valises et nous nous préparions à embarquer dans l’avion. Juste avant notre départ, la LNR m’a appelé et m’a dit : “Désolé, nous ne pouvons pas te laisser jouer”.
Comment avez-vous réagi ?
J’ai trouvé ça étrange… Les médecins français ont dit que j’avais un problème au cou…
Qu’avez-vous fait?
Je suis immédiatement allé voir le chirurgien qui me suit depuis plusieurs années. Il a confirmé le diagnostic des médecins français : mon cou était gravement endommagé et j’ai dû être opéré d’urgence. Au final, j’ai eu beaucoup de chance, un match de trop aurait pu coûter cher. Mais aujourd’hui encore, je regrette vraiment de ne pas avoir pu revenir au Racing…
À ce point ?
Oui. Mon histoire avec le Racing n’est pas terminée. J’ai été champion de France avec ce club (en juin 2016) mais j’aurais aimé pouvoir leur offrir un titre européen… On était si près, contre le Leinster (2018) ou les Saracens (2015)…
Que reste-t-il de la finale du Top 14 remportée en juin 2016, sous les couleurs du Racing ?
J’ai joué de grands matches… Mais celui-ci aura toujours une place dans mon cœur et dans ma mémoire. Le Camp Nou est un stade que j’ai découvert lorsque je jouais à Perpignan (2008-2009, NDLR) : je me rendais alors souvent dans cette ville pour voir les matchs du Barça. C’était mon équipe, j’étais leur supporter numéro un. Quand on m’a annoncé que la finale du Top 14 se jouerait dans cette salle, j’ai pété un câble… Et puis, le match en lui-même était tout simplement incroyable : nous avons joué une heure en infériorité numérique après le carton rouge de Maxime Machenaud, face à toutes les plus grandes stars de Toulon. qui, à l’époque, dominait tellement le rugby européen… Honnêtement, c’était fou.
On dit souvent que le demi d’ouverture est le cerveau d’une équipe. Pour quoi ?
C’est un peu différent en France, semble-t-il, où le demi de mêlée a tout autant d’importance sur le déroulement du jeu et les décisions prises par l’équipe. En Nouvelle-Zélande en revanche, l’ouvreur décide de tout : de la stratégie, des lancements de jeu… Le demi de mêlée et l’ouvreur ne sont jamais les gars les plus imposants d’une équipe de rugby : ils doivent donc utiliser leur cerveau plus que les autres. (rires)
La relation entre un demi de mêlée et un demi d’ouverture est forcément forte, n’est-ce pas ?
En tant que numéro 10, votre relation la plus forte au sein de l’équipe doit être avec votre demi de mêlée. Il doit y avoir une fusion entre ces deux joueurs car ils doivent aborder le jeu de la même manière, décider des directions à prendre en même temps. Avec Aaron Smith (ancien demi de mêlée des All Blacks, NDLR) et les autres, j’ai passé beaucoup de temps à discuter du projet de jeu autour d’un café. Je ne suis pas objectif mais aucun poste n’est plus important au rugby que l’ouvreur et le numéro 9.
Le XV de France affrontera la Nouvelle-Zélande dans deux semaines au Stade de France. Les Tricolores ont-ils une chance ?
Ce n’est pas qu’ils ont une chance, c’est qu’ils sont favoris. Les Français ont battu la Nouvelle-Zélande lors du match d’ouverture de la Coupe du monde en 2023, et repartent donc avec un avantage psychologique. Comme souvent à cette période de l’année, les All Blacks arrivent en Europe après avoir réalisé une saison complète et disputé de nombreux matches internationaux. La fraîcheur sera encore une fois française mais les All Blacks ont indéniablement progressé depuis le début de la saison internationale.
On dit souvent en France que le capitaine français Antoine Dupont est le plus grand joueur de rugby de tous les temps. Êtes-vous d’accord?
Ce que je trouve incroyable chez ce joueur, c’est qu’il n’a que 27 ans. Il peut encore apprendre et gagner tellement ! Antoine Dupont, déjà, est un leader incroyable, qui garde toujours son sang-froid sur le terrain : regardez-le, il est toujours aussi calme. Et puis, son explosivité, ses appuis et son jeu de jambes, à droite ou à gauche, sont presque parfaits. Ce demi de mêlée est un véritable phénomène.
Ne craignez-vous pas que le XV de France soit privé de Romain Ntamack dans les prochaines semaines ?
Romain est un joueur spécial, c’est évident. Mais la paire que forment Thomas Ramos et Antoine Dupont à Toulouse et en équipe de France est séduisante : Ramos a une bonne vision, une excellente technique individuelle et propose une autre solution, à l’arrière, pendant le match.
Je vais être honnête avec vous : quand je regarde les matchs en cours, j’ai du mal à m’imaginer avec eux…
Selon vous, qui est le meilleur ouvreur de la planète ?
J’aurais pu dire Beauden Barrett mais il a beaucoup joué au poste d’arrière ces dernières années. Depuis plusieurs mois, Marcus Smith (le demi d’ouverture du XV de la Rose et des Harlequins, NDLR) m’a fait forte impression. Il a été très bon en Nouvelle-Zélande lors de la dernière tournée estivale. Et plus récemment, il semble déterminé à prendre ses responsabilités et à devenir le patron de l’équipe. C’est un grand joueur.
Avez-vous été offensé lorsque vous avez entendu le pilier international anglais Joe Marler dire la semaine dernière que le Haka devrait être aboli ?
Non, sa phrase a juste été sortie de son contexte… J’ai compris que Joe Marler regrettait surtout que les équipes adverses ne puissent plus affronter le Haka comme c’était le cas par le passé, à l’époque où les Bleus de 2007 étaient par exemple à trois centimètres de nos visages, pendant Ka-Mate.
Vous avez mis fin à votre carrière internationale en 2015, après un deuxième titre de champion du monde. Pensez-vous que le rugby international a changé depuis ?
Je vais être honnête avec vous : quand je regarde les matchs en cours, j’ai du mal à m’imaginer avec eux… C’est tellement rapide, c’est tellement puissant… Le jeu n’a cessé de grandir ces dernières années.
Vous souvenez-vous de vos premiers points marqués avec la Nouvelle-Zélande ?
Oui. C’était en 2003 contre le Pays de Galles. Nous venions de marquer un essai mais nous étions toujours menés d’un point. La transformation était en marge et je n’avais jamais été aussi nerveux de ma vie.
Pour quoi ?
Ce moment est celui que j’avais répété des milliers de fois dans le jardin de mes parents, le moment dont j’avais tant rêvé dans ma chambre… Quand j’y repense, c’était fou… Le pays tout entier me regardait : soit je faisais des gens heureux, ou j’ai gâché la journée.
Et ?
J’ai placé le ballon, j’ai reculé de cinq pas et trois sur le côté. J’ai vidé mon esprit et la transformation s’est produite. C’est là que j’ai compris que je voulais désormais tirer tous les coups qui font gagner des matchs… Après ce premier test, c’était comme une course à la perfection pour moi. Les caméras n’ont pas pu capturer ce dur travail.
Vous souvenez-vous des derniers points de votre carrière internationale ?
Bien sûr. Le jour de la finale de la Coupe du monde 2015, Beauden Barrett a marqué entre les poteaux. Le match est terminé, nous sommes champions du monde pour la deuxième fois consécutive et là, je décide de subir la transformation du pied droit (il est gaucher, NDLR).
En quel honneur ?
Juste pour rendre hommage à mon père (Neville) : il m’a élevé en me disant d’utiliser mes deux pieds. J’étais encore un bébé quand il a pris ma jambe à deux mains et a fait une balançoire avec. Comme pour inscrire le geste en moi…
Qu’est-ce qui vous manquera le plus de votre passé de rugbyman ? Des passes ? Les plaquages ? Le jeu de coups de pied ?
Pour être honnête, je pratique encore le buttage une fois par semaine dans le jardin de mes parents (à Southbridge, Île du Sud, NDLR). C’est mon petit coin de paradis. Mais s’il y a quelque chose qui va me manquer, ce sont les vestiaires. C’est ici que tout se passe : les moments de rire, les moments de tension ou de pur bonheur ; l’esprit d’équipe se construit dans le vestiaire et rien ne remplace cela le jour où on s’arrête.
Avez-vous conservé des éléments relatifs à votre carrière ?
Beaucoup, oui. J’ai même créé un musée avec mon père à Southbridge, le village où j’ai grandi : il y a tous mes trophées, mes premiers crampons, les maillots les plus importants de ma carrière…
Le XV de France a connu certains problèmes lors de sa dernière tournée en Argentine, à tel point que les dirigeants ont décidé de mettre un terme aux troisièmes mi-temps. Qu’en penses-tu?
Vraiment ?
Oui. Pensez-vous que c’est une bonne idée ?
(Il soupire) Je n’arrive pas à y croire, franchement… Je ne condamne pas leur décision, mais les meilleurs moments de ma carrière de rugbyman ont probablement été passés à boire une bière avec mes coéquipiers juste après le match, dans les vestiaires. C’était notre moment, notre moment sacré. C’était une manière de consacrer le travail que nous avions accompli sur le terrain. Mais je ne fais pas partie de l’environnement du XV de France : s’ils ont décidé que c’était la meilleure chose à faire, c’est parce qu’à leurs yeux cela doit être la meilleure façon de développer l’équipe.
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