Pouvez-vous vous présenter ?
Je m’appelle Marcelo Tano, je suis franco-argentin, professeur agrégé et docteur en espagnol, titulaire à l’Université de Lorraine et chercheur associé au Lairdil (Laboratoire Interuniversitaire de Recherche en Lansad Didactique) de l’Université de Toulouse.
Je suis également le coordinateur pour la France du projet « L’espagnol en Europe », porté par l’Université de Heidelberg et l’Université de Zurich : il s’agit d’un projet de recherche visant à la publication d’ouvrages sur la démolinguistique. d’espagnol, répartis par zone ou par pays. Ce projet, auquel participent une centaine de chercheurs de 51 universités européennes, vient d’obtenir le Prix international de l’hispanisme, décerné en 2024 par le Comité scientifique de l’Observatoire permanent de l’hispanisme de la Fondation Duques de Soria. Le jury a qualifié l’équipe « L’Espagne en Europe » comme « le meilleur groupe de recherche actif de ces dernières années », précisant qu’il s’agit du projet académique « le plus prometteur ».
Quelle est la place de la langue espagnole dans le monde aujourd’hui ?
L’Institut Cervantes produit un annuaire annuel qui montre que la pratique de l’espagnol dans le monde est en constante augmentation. C’est la deuxième langue maternelle au monde et elle est parlée par plus de 600 millions de locuteurs dans le monde (500 millions de locuteurs natifs et 100 millions d’utilisateurs en dehors des pays hispanophones). Cela représente 7,5% de la population mondiale. On compte notamment 64 millions d’Américains d’origine hispanique (15 % des votants). Pas moins de 24 millions d’étudiants apprennent l’espagnol, dans de nombreux pays comme les États-Unis, le Brésil, la France…
Comment la France s’en sort-elle en termes d’apprentissage de l’espagnol ?
La France est le premier pays d’Europe et le troisième au monde pour apprendre l’espagnol : si l’on y ajoute l’enseignement primaire, secondaire et supérieur, il y a plus de 3,5 millions d’étudiants en France.
L’espagnol est la LV2 la plus choisie dans l’enseignement secondaire et supérieur. 60% des collégiens et lycéens apprennent l’espagnol et, selon mes dernières estimations, environ 250 000 étudiants perfectionnent cette langue dans l’enseignement supérieur en France métropolitaine.
Comment expliquer ce succès ?
Le premier point est l’ensemble des politiques linguistiques qui encouragent cet apprentissage, et l’offre de l’Éducation Nationale qui prévoit l’apprentissage de deux langues vivantes.
Il y a aussi la promotion de la langue par des structures comme l’Institut Cervantès, qui œuvre dans 103 villes dans le monde, dont quatre en France (Bordeaux, Lyon, Paris et Toulouse).
On observe également un fort attrait pour les cultures hispaniques et une forte présence de la langue espagnole dans les industries culturelles : films, séries, musique, livres, jeux vidéo… Pour donner quelques chiffres pour 2024 : 21% des chansons les plus écoutées sur Spotify sont en espagnol ; L’espagnol est la deuxième langue la plus importante dans la production cinématographique, la deuxième langue la plus importante dans le monde occidental sur Internet, la troisième langue dans le domaine de la traduction et la sixième dans la production éditoriale.
La culture est donc une bonne entrée dans l’apprentissage de l’espagnol. En recherche, nous ne faisons pas de distinction entre langue et culture ; il y a toujours des aspects culturels que nous véhiculons lorsque nous enseignons la langue.
Quelle valeur la maîtrise de l’espagnol a-t-elle sur le marché du travail ?
Le succès de l’espagnol s’explique aussi par la valeur économique de la langue qui lui confère une certaine utilité comme option d’avenir : ce n’est pas seulement l’anglais qui se positionne sur les marchés, car la maîtrise de l’anglais constitue une compétence triviale (une capacité communément observée chez la majorité), tandis que celle de l’espagnol devient une compétence non triviale. Dans une économie de marché, les compétences non triviales sont souvent mieux rémunérées. Lorsque nous offrons à une entreprise la possibilité de gérer un projet dans la langue du client, nous avons un profil plus intéressant. Et l’espagnol est la langue de nombreux clients des entreprises françaises. Rappelons également que la France est depuis longtemps le premier partenaire commercial de l’Espagne, où sont implantées plus de 2 500 entreprises françaises (et plus de 550 au Mexique, plus de 250 en Argentine, plus de 200 en Colombie).
L’espagnol distingue un CV et constitue un avantage compétitif en termes d’employabilité ou d’évolution de carrière. C’est un outil de professionnalisation dans de nombreux secteurs : entreprise, commerce, culture, tourisme, coopération internationale, technologies, etc. Selon une étude récente, l’espagnol est demandé dans environ un tiers des offres d’emploi en France, ce qui permet d’affirmer que c’est une langue de métiers et de professions. Dans un monde où la connaissance de l’anglais est essentielle mais insuffisante, l’espagnol devient une valeur ajoutée de différenciation car la diversification linguistique est une source de profit sur le plan économique.
Qu’est-ce que Lansad ?
Lansad signifie « LANGUE pour Spécialiste dans d’Autres Disciplines » et désigne donc l’enseignement des langues dans des cursus autres que ceux spécialisés en langues. L’espagnol occupe la deuxième place. En effet, elle est présente dans les programmes de presque toutes les formations de l’enseignement supérieur, dans tous les cycles (licence, master, doctorat), sous tous les statuts (classique, alternance), comme la LV1, la LV2 ou la LV3, et dans plusieurs modalités ( présentiel, distanciel, hybride). Dans ce contexte, le binôme anglais-espagnol est le plus apprécié des étudiants.
Le Lansad est composé de plusieurs filières majeures de l’enseignement supérieur : l’université Lansad (47% des étudiants en espagnol), mais aussi les écoles de commerce et de gestion (17%), les écoles d’ingénieurs (13%), les sections techniques supérieures (7%), les classes préparatoires. Cours pour grandes écoles (4 %), écoles supérieures spécialisées intégrées aux universités (1 %).
Selon mes dernières études rendues publiques dans des rapports de recherche, 89 % des étudiants suivent des cours de type Lansad. Ce secteur oriente donc la dynamique de l’ensemble sur l’ensemble du territoire métropolitain puisque seulement 11 % des étudiants sont inscrits dans une filière de spécialisation en langues. Il faut savoir que l’Enseignement Supérieur n’a pas encore saisi l’importance du secteur Lansad puisqu’aucune donnée publique n’est disponible à ce sujet.
Lansad a sa propre épistémologie. Au paradigme traditionnel de l’interprétation de l’espagnol comme langue de culture ou comme langue du pays voisin, Lansad ajoute un nouveau paradigme, celui de considérer la langue comme un outil de professionnalisation. Si les spécialistes des langues sont formés selon les méthodes traditionnelles (grammaire, traduction, littérature), les spécialistes non-linguistiques (c’est-à-dire les spécialistes d’autres disciplines) s’approprient l’instrument linguistique principalement par des méthodes actives (dialogues, tâches, simulations, projets, cas). analyse, apprentissage par problèmes, jeux, etc.) qui adoptent des approches communicatives et actionnelles.
Quel avenir pour l’enseignement de l’espagnol en France et dans le monde ?
Il y a une chance que cela continue à augmenter. Depuis des années, sa croissance annuelle ininterrompue est de 2 %. L’autre hypothèse est qu’elle se stabilise, notamment dans l’enseignement secondaire où l’offre de formation en espagnol est la plus importante de toute l’Union européenne.
Néanmoins, dans le cas français, il faudrait lutter particulièrement contre tout en anglais qui est mis en œuvre dans certains contextes. On observe ce que j’appelle un « pragmatisme simplificateur » qui conduit les décideurs à ne pas encourager le multilinguisme (souvent par manque de connaissances en la matière, ou par manque de moyens ou simplement par une décision très éloignée des exigences sociétales). Ils gagneraient cependant à consolider l’offre de formation en espagnol, par exemple en établissant la possibilité d’étudier la langue aux trois niveaux (primaire, secondaire et universitaire) sans interruption.
Il serait approprié de proposer une option espagnol à l’école primaire dans toutes les académies, d’autant plus qu’il y a un intérêt à commencer tôt : sur le plan cognitif, des études prouvent qu’il vaut mieux commencer à apprendre les langues avant l’âge de 10 ans.
Il faut aussi attribuer une valeur professionnelle à la langue, notamment dans l’enseignement supérieur, et en montrer les indicateurs aux décideurs : le monde professionnel est aujourd’hui complexe, interdépendant, international et, qui plus est, il n’est plus uniquement français.