Par
Béatrice Cherry-Pellat
Publié le
26 décembre 2024 à 16h55
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A la fin des années 60, Georges Perec installé dans Moulin d’Andé. Il commence à écrire un roman, La disparition. Un tour de force littéraire puisque le texte d’environ 300 pages, n’inclut pas la lettre E. Près de Suzanne Lipinskale fondateur du Moulin, Georges Perec, lui lègue le manuscrit.
Depuis plusieurs années, le Moulin d’Andé est en mauvais état. Plusieurs millions sont même nécessaires pour rénover le site classé monument historiqueglisse Stanislas Lipinski, aux commandes du Moulin depuis le décès de sa grand-mère « Suzon » en 2022. Pour financer une partie de la rénovation, les membres du Fonds de dotation Moulin d’Andé – Suzanne Lipinskacréée en 2010 afin de garantir la continuité de l’action culturelle du lieu, ont décidé de vendre le manuscrit légué par Georges Perec.
Le manuscrit est placé avec Benoit Forgeotbookseller and expert located rue de l’Odéon in Parisà qui Suzanne Lipinski avait confié le précieux document.
Entretien.
Vous êtes conservateur du manuscrit du roman de Georges Perec, La Disparition, comment ce document est-il arrivé entre vos mains ?
Je suis dépositaire de ce manuscrit, il est la propriété du fonds de dotation du Moulin d’Andé. Le souhait de Suzanne Lipinska était de faire don de ce manuscrit au fonds de dotation pour aider le Moulin à rester ce qu’il est depuis des décennies : une résidence d’artistes, une résidence accueillante pour la création. C’est un cadeau remarquable de sa part.
C’est donc Suzanne Lipinska, la fondatrice du Moulin d’Andé, qui vous a confié ce manuscrit…
Oui, il y a six ou sept ans. Chaque année, elle m’appelait pour discuter du manuscrit. Elle pensait de son côté, je pensais du mien, j’étais ravi d’être le négociateur. A son décès, sa fille Christine m’a contacté. L’idée était de faire une évaluation de ce document, de savoir s’il était complet, quels étaient les tenants et aboutissants de ce manuscrit, son estimation… J’attendais le feu vert de la famille pour le mettre en vente.
Que contient ce manuscrit ?
C’est le seul manuscrit survivant dans la continuité du roman complet. Il comprend des passages inédits qui n’ont pas été publiés, et sont absents des passages qui ont été ajoutés ultérieurement. C’est un état intermédiaire. C’est à la Bibliothèque de l’Arsenal (Bibliothèque nationale), qui possède le fonds Georges Perec, que se trouvent les brouillons de La Disparition et notamment les listes de mots sans la lettre E.
« La disparition révèle un aveu »
Que révèle ce manuscrit sur la méthode de travail de Georges Perec et son choix d’écrire sous contrainte ?
L’écriture sous contrainte est l’un des grands principes de l’OuLiPo (Ouvroir de littératurepotentielle, groupe de recherche en littérature expérimentale fondé en 1960 par, entre autres, Raymond Queneau). Mais le manuscrit de La Disparition révèle un aveu ; cela va au-delà d’un simple jeu littéraire. La Disparition, c’est aussi la disparition des parents de Georges Perec. Sa mère est morte en déportation, assassinée par les nazis, et son père est mort au front au début de la guerre. Perec porte cette douleur, cette absence. Lorsque vous étiez l’enfant d’une personne décédée en déportation, vous receviez un certificat de disparition. Le terme même de « disparition » n’est donc pas anodin. Il reste dans le manuscrit quelques E. Perec ne trouvant pas d’équivalent, il quitta le E, l’entoura de rouge pour y revenir plus tard et continua son texte.
Il ne reste plus de E dans la version finale du roman ?
Il me semble que dans la deuxième version de Gallimard, un E se promène. Le document manuscrit comprend également les épreuves corrigées et sur la deuxième page du texte, le typographe s’est trompé : il a écrit « il a complété » au lieu de « il a tracé ».
Cette absence de E perturbe-t-elle la lecture du roman et altère-t-elle le sens du texte ?
Non, en aucun cas. C’est la force du texte. J’aurais presque envie de dire que cette absence de E renforce le texte. Le fait de maîtriser la contrainte et de la dépasser rend le texte encore plus personnel et plus profond.
Quelle était la relation de Georges Perec avec Suzanne Lipinska ?
Le manuscrit témoigne d’une relation complexe, émouvante et singulière entre eux. Le document comprend une correspondance intime et inédite adressée par Georges Perec à Suzanne Lipinska. Suzanne Lipinska était une femme forte, libre, c’était la femme que nous aurions tous aimé rencontrer. Perec était follement amoureux d’elle. Il était marié, il a quitté son épouse pour vivre un moment à Andé avant de retrouver sa femme. Les lettres sont déchirantes car on voit bien que c’était une relation à sens unique, que Suzanne, alias ‘Suzon’, l’aimait beaucoup, elle avait de l’amitié, de la tendresse et lui demandait trop. Il cherchait une amante, une amie, une mère, une protectrice… sa relation était compliquée.
« Une aventure très collective et très personnelle pour Perec »
Outre sa relation avec Suzanne Lipinska, que révèle le manuscrit sur la vie de Georges Perec au Moulin d’Andé à la fin des années 1960 ?
Ce jeu littéraire a concerné les amis du Moulin et un professeur de lettres local, puisque nous avons découvert des copies d’élèves qui écrivaient des textes courts sans E. C’est un témoignage de la vie communautaire au Moulin, du jeu entre les habitants du Moulin. Ce roman est pour Perec une aventure à la fois très collective et très personnelle. J’insiste, mais La Disparition n’est pas seulement un jeu littéraire et une écriture sous contrainte, c’est un aveu intime de l’auteur.
Comment Georges Perec a-t-il connu le Moulin d’Andé ?
Il arrive au Moulin après avoir remporté le prix Renaudot pour son premier roman, Les Choses, en 1965.
Stanislas Lipinska : Il est important de préciser que cela vient grâce à un personnage phare du Moulin, Maurice Pons. Cette année-là, tous deux étaient en lice pour le Renaudot. Comme Perec ne supporte pas la pression médiatique parisienne, Maurice Pons l’invite à la campagne, en toute tranquillité. Maurice Pons est arrivé en 1957 pour la première manifestation qui a eu lieu au Moulin, il est tombé amoureux des lieux, il n’en est jamais reparti, il y est décédé en 2016.
Georges Perec vivait également au Moulin ou était-il en résidence ?
On peut dire qu’il a vécu cinq ans au Moulin, faisant des allers-retours à Paris. Il est venu ici jusqu’en 1971, puis c’est fini. Mais malgré la rupture amoureuse, Suzanne Lipinska entretient jusqu’au bout des relations amicales avec Perec. Un an ou deux avant la mort de Perec, Suzanne Lipinska a contribué au financement du film du partenaire de Perec. Leur relation était donc très étroite, il n’y avait aucune animosité.
Quels autres textes Georges Perec a-t-il écrit au Moulin ?
Il a terminé Un homme qui dort. Mais le grand texte écrit au Moulin reste La Disparition.
Quel sera votre rôle dans la vente du manuscrit ?
Je contacte les différentes institutions et les différents collectionneurs, j’essaie de les convaincre que c’est le manuscrit qu’ils attendaient et qui leur manque. Je fais la promotion du manuscrit et j’espère le faire réparer quelque part, car le Moulin d’Andé a vraiment besoin de fonds.
Un prix est-il fixé au départ ?
C’est une négociation pour l’ensemble des archives. Lorsqu’un institutionnel ou un individu manifeste un réel intérêt, il peut y avoir une négociation. Les archives comprennent donc le manuscrit de La Disparition, les épreuves corrigées, trente-six lettres de Perec adressées à Suzanne Lipinska, cent trente-cinq dessins originaux de Perec, et un certain nombre d’éléments qui complètent l’archive comme le texte La Clôture, que Perec a écrit sur les photos de Christine Lipinska, la fille de Suzanne, deux dactylographies de pièces de Perec et trois livrets de vœux réalisés entre 1970 et 1982. Ce n’est pas seulement un manuscrit, c’est une archive qui restitue les années de Perec à Andé.
Avez-vous des pistes ?
J’ai quelques idées… C’est important de sauver le Moulin, je vous avoue même que je suis un peu jaloux de Stanislas. Il a une chance incroyable d’avoir une grand-mère aussi merveilleuse, de pouvoir continuer son travail et de le faire très bien.
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