Entre 1921 et 1923, le journal La patrie publie des articles inquiétants qui créent un mouvement de panique morale au Québec.
Le quotidien populaire met notamment en garde les citoyens contre les « amazones de l’opium ». Nous avons appris qu’un réseau de femmes serait impliqué dans un vaste business de revente de drogue. Sous les apparences les plus communes, ces vendeurs se fondent dans la population, déambulant sur les trottoirs du centre-ville. La patrie appelle à la plus grande prudence car ces sournoises amazones de l’opium seraient difficilement visibles.
Le gouvernement est très préoccupé par cette pratique, les articles en font écho, à tel point que beaucoup parlent de l’opium « comme le mal du siècle » !
Les journaux font quotidiennement état d’arrestations liées au trafic de drogue. Ces descriptions magnifient les actions policières et présentent la communauté chinoise comme un groupe uni autour du vice et du crime. Par exemple, en février 1923, deux policiers, Ennis et Thivierge, entrent dans un club chinois et fouillent Toy One. Ils ont trouvé de la cocaïne sur lui et l’ont immédiatement arrêté. Rapidement, les deux policiers sont encerclés par une centaine de compatriotes chinois de Toy One. Des coups de feu sont tirés sur les deux policiers. Les gendarmes durent abandonner leur prisonnier et prendre la fuite. On apprendra que le gendarme Thivierge est revenu au poste gravement endommagé. Il a été mordu et sévèrement battu.
Credit: Fond Conrad Poirier, BAnQ
PANIQUE DANS LA VILLE
Nous savons depuis de nombreuses années qu’il y avait un commerce illégal de drogues à Montréal. Nous savions également que l’opium était vendu principalement dans le quartier chinois de Montréal. Cependant, la consommation d’opium dans la ville n’était pas considérée comme une telle menace jusqu’à ce que le phénomène soit mis en lumière par des articles incendiaires dans les journaux.
Les Canadiens découvrent alors avec stupéfaction que Montréal, en 1922, est devenue le carrefour de la distribution de médicaments au Canada :
«[…] en raison de l’importance de son commerce maritime et de ses grandes facilités de transport. En fait, 90 pour cent de la morphine, de la cocaïne et de l’héroïne vendues au pays, même dans l’Ouest et en Colombie-Britannique, proviennent de Montréal.
« Les fleurs du mal : les Allemands seraient les principaux distributeurs de cocaïne et de morphine dans la métropole », La patrie2 septembre 1922.
On comprend aussi en lisant le journal que les revendeurs cibleraient particulièrement les personnes vulnérables qui vivent dans la pauvreté. Des exemples sont donnés de mères ou de pères qui souffrent de maladies difficiles à soigner, de personnes qui n’ont pas les moyens de consulter un médecin et qui pourraient être tentées de se tourner vers ces médicaments moins coûteux pour se soulager.
Le phénomène semble si alarmant que le directeur du Comité des maladies vénériennes propose de voter une loi d’urgence pour pendre les coupables de ce fléau comme remède pour endiguer l’épidémie.
De son côté, le gouvernement fédéral appelle à l’urgence et impute la responsabilité du phénomène à la communauté chinoise. La patrie ne va pas aussi loin, mais parle d’un problème qui viendrait de l’étranger. Les articles affirment que les criminels derrière cette distribution de drogue sont «[…] Grecs, Italiens, Chinois et malheureusement aussi Canadiens.
Des policiers de Montréal à moto dans les années 1920
Crédit : Archives de la Ville de Montréal
IMMIGRATION CONTRÔLÉE
Le ministre de l’Intérieur du gouvernement canadien, Clifford Sifton, avait déjà mis en place des critères de sélection de l’immigrant idéal. Bien avant le début de la crise, le Canada se méfiait des personnes venant du continent asiatique. Cette xénophobie a conduit le législateur canadien à resserrer ses frontières pour freiner l’immigration asiatique (sauf pour les personnes arrivées pour construire le chemin de fer à l’Ouest). Puis, pour limiter l’accès à la citoyenneté aux Chinois déjà présents dans le pays, il a imposé l’achat de coûteux certificats de résidence.
Les articles dans La patrie souligner les préjugés haineux envers les populations d’origine orientale des parlementaires canadiens. Notons également que les populations arabes ont été incluses dans la définition du législateur canadien lorsqu’il parle des Asiatiques.
Répression contre la communauté asiatique
BAnQ
Certificat d’immigration chinois
Crédit : BAC
RÉACTION DES AUTORITÉS
Pour faire la guerre au trafic de drogue, Ottawa accordera des pouvoirs exceptionnels à la Gendarmerie royale pour mener des raids.
Cette chasse aux sorcières fascine lecteurs, journalistes La patrie suit et rend compte des descentes de police et des procès criminels. Le quotidien n’hésite pas à utiliser des titres accrocheurs comme :
« Le mari sans cœur est drogué tandis que la mère et les enfants meurent de faim ! »
La Patrie, 1923
Dès 1922, Lorenzo Prince, coroner adjoint de la Cour des coroners de Montréal, mettait en place une série de recommandations pour lutter contre l’usage non médical des stupéfiants. Nous avons même créé une escouade de police de Montréal dédiée spécifiquement à la lutte contre les drogues. Les agents peuvent désormais fouiller des personnes et effectuer des perquisitions sans mandat officiel. Une peine minimale de six mois de prison est imposée à toute personne reconnue coupable de possession ou de trafic de drogue. De plus, la police a pour mandat de traquer les fumeurs d’opium, elle peut donc arrêter toute personne ayant en sa possession une pipe à opium. La loi va encore plus loin, il est décrété qu’on peut désormais expulser les consommateurs et trafiquants qui ne sont pas citoyens canadiens.
Un homme fume de l’opium à Montréal, vers 1940.
BAnQ / Conrad Poirier
CES AMAZONS CANADIENNES-FRANÇAIS
Le fait que des trafiquantes soient impliquées dans ce commerce immoral semble exacerber les éléments les plus conservateurs de la société. C’est comme s’il était impensable au Québec des années 1920 qu’une délinquance féminine aussi importante existe dans notre Belle Province. Si les jeunes et les femmes blanches et catholiques incarnent la pureté et l’innocence dans la morale québécoise, la communauté chinoise est malheureusement facilement associée au vice et à la consommation de drogue. Il faut savoir que l’opium est connu et largement utilisé en Asie depuis des siècles comme analgésique. Rapidement, la majorité (plus de 50%) des articles en La patrie reliera le phénomène à la communauté chinoise. Ce racisme envers les Chinois joue un rôle important dans cette panique morale. Dans un reportage sur le quartier chinois de Montréal, publié dans La patrienous essayons de décrire ses habitants :
« Le Chinois est un être essentiellement égoïste qui ne pense qu’à lui-même. Esprit très actif, très travailleur, quand il le veut, il est aussi parfois très libertin et même vicieux. L’opium joue un rôle néfaste dans sa vie et c’est souvent sous l’emprise de cette drogue vénéneuse qu’il commet ses pires crimes.
« Une ville chinoise au cœur de Montréal », La patrie13 mai 1922
Le quartier chinois de Montréal
Archives de la Ville de Montréal
Ce type de chronique contribuera à établir ces stéréotypes envers cette communauté.
Au final, on a l’impression que ces amazones n’étaient que le fruit de l’imagination de certains journalistes. En fait, il semble que ces « bien-pensants » se préoccupaient uniquement de la menace que représentent les opioïdes pour les jeunes et les femmes blanches du Canada. Ces articles de journaux n’ont fait que renforcer le racisme contre les Canadiens d’origine chinoise.
En 1930, on pensait que toutes les fumeries d’opium avaient complètement disparu de Chinatown. La morale peut dormir en paix, mais la drogue, les jeux illégaux et le trafic d’êtres humains prospèrent à quelques mètres de là, au Feu Rouge.