En plaçant le contrôle des frontières au centre de leur politique étrangère, la France et les États européens entendent faire valoir leurs intérêts et répondre aux attentes de leurs populations en matière de contrôle migratoire. Ils permettent en effet à leurs voisins – par exemple la Turquie, la Tunisie, le Maroc, la Russie ou la Biélorussie – de disposer d’un moyen de pression sur eux, voire de les déstabiliser.
Lors d’une réunion avec les préfets le 8 octobre, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a évoqué le recours à la « diplomatie migratoire » pour réduire l’immigration. L’objectif est d’utiliser des outils de politique étrangère, comme l’aide au développement ou les accords commerciaux, pour obtenir la coopération des pays du Sud dans le contrôle des frontières et des migrations, par exemple en les obligeant à réadmettre les personnes expulsées de France ou à contenir les départs de migrants.
Bruno Retailleau s’inspire de la dirigeante italienne Georgia Meloni, à la pointe de ces problématiques en Europe. Au fil de voyages en Tunisie, en Egypte et en Libye, cette dernière a placé l’immigration au cœur de sa politique étrangère.
Cette diplomatie migratoire n’est pas nouvelle. Dès 2002, lors du sommet de Séville, l’Union européenne avait décidé d’intégrer le contrôle de l’immigration dans toutes ses négociations avec les pays tiers, quel que soit leur objectif. Les accords sur le commerce, la culture ou la sécurité, qui ne concernent pas directement la migration, sont donc conditionnés à la coopération des États concernés en matière migratoire.
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La migration, un instrument géopolitique
Les politiques migratoires font depuis longtemps partie des relations diplomatiques. Lorsqu’elle avait besoin de main d’œuvre durant les « trente glorieuses », la France se tournait vers ses anciennes colonies où elle était encore très présente, comme le Maroc ou la Tunisie. Aujourd’hui encore, les migrations depuis l’Algérie font l’objet de dispositions spécifiques, qui traduisent le lien particulier entre les deux pays (malgré les interrogations actuelles).
En Europe, dans les années 1990, la diplomatie migratoire a servi de vecteur d’intégration européenne en ouvrant les frontières aux futurs Européens des pays de l’Est. Il en va de même ailleurs, comme dans le monde arabe ou en Afrique, où les États et les organisations régionales favorisent l’immigration en provenance de pays dont ils sont géographiquement et politiquement proches.
Actuellement, pour les États européens, la diplomatie migratoire consiste essentiellement à utiliser la diplomatie à des fins de contrôle des migrations. En réponse, les pays de départ et de transit utilisent la migration à des fins diplomatiques ou géopolitiques.
La diplomatie migratoire devient alors le terrain de luttes de pouvoir. Ainsi, chaque fois qu’elle n’est pas d’accord avec l’Europe, la Turquie menace de suspendre l’accord de 2016 avec l’UE, en vertu duquel elle détient les migrants et les réfugiés en route vers la Grèce. De même, le Maroc « commercialise » sa coopération en termes de contrôle de la mobilité des migrants subsahariens vers l’Europe.
Les rapports de force sont-ils à l’avantage du Nord ?
A première vue, les pays du Nord sont en position de force pour imposer leurs priorités migratoires aux pays du Sud, qui n’auraient d’autre choix que de coopérer s’ils veulent obtenir des avantages commerciaux, des visas pour certains de leurs ressortissants ou des aide au développement. Or, on observe souvent la dynamique inverse. Les pays du Sud inversent cette asymétrie en utilisant à leur avantage l’hypersensibilité européenne à l’immigration.
L’attention portée par les médias, les gouvernements et l’opinion publique européenne à la migration clandestine crée une peur de la migration, perçue comme un « problème » majeur, et rend les pays européens vulnérables à l’instrumentalisation de la migration ou de l’asile par d’autres. d’autres États.
L’instrumentalisation peut aller jusqu’à la « militarisation » des migrations, c’est-à-dire l’utilisation des migrants comme une arme. La Russie et la Biélorussie ont transporté des demandeurs d’asile du Moyen-Orient vers des pays comme la Lituanie, la Finlande et la Pologne. Là encore, cette pratique n’est pas nouvelle : en 1994, lors de la crise Balseros, Fidel Castro encourageait le départ de milliers de Cubains vers la Floride pour déstabiliser les États-Unis. La fabrication des crises migratoires est ancienne mais elle est plus visible aujourd’hui qu’hier, dans un contexte où la perception de l’immigration « comme une crise » s’est généralisée.
Il est difficile d’évaluer l’efficacité de la diplomatie migratoire européenne. L’accord entre l’UE et la Turquie, ainsi que la coopération actuelle entre l’Italie et la Tunisie, ont sans doute permis de réduire les arrivées. Mais ce sont les réfugiés venus de Syrie, d’Irak, du Soudan et d’Afghanistan qui sont bloqués plutôt que les migrants dits « économiques ». Ces accords ne réduisent donc probablement pas l’immigration irrégulière, mais redirigent les flux vers d’autres routes. En 2024, les Canaries seront confrontées à une augmentation des arrivées de migrants, probablement liée à la surveillance accrue au large des côtes italiennes et grecques.
Les incohérences de la diplomatie migratoire
La diplomatie migratoire souffre également de ses incohérences. Elle risque de déstabiliser les régions de départ, en remettant en cause d’autres objectifs de la coopération internationale comme le développement, les droits de l’homme ou la démocratie – et donc d’alimenter les migrations futures.
En Afrique de l’Ouest par exemple, l’externalisation du contrôle des frontières européennes remet en cause la libre circulation des personnes dans la région. C’est particulièrement le cas au Niger et au Mali, pays stratégiquement situés sur la route migratoire de l’Afrique de l’Ouest vers la Libye. Malgré la résistance à l’influence européenne, ces pays sont en train de se « reborderisation ».
La diplomatie migratoire permet également aux régimes autoritaires de rester au pouvoir. Ce fut le cas de Kadhafi dans les années 2000, sorti de son purgatoire diplomatique grâce à la migration.
Cela leur permet de renforcer leur appareil répressif sous couvert d’un renforcement du contrôle des frontières. C’est ainsi qu’aux abords de l’enclave espagnole de Melilla au Maroc, la police marocaine tire régulièrement sur les migrants avec des fusils payés par l’Europe. En Libye, l’Union européenne négocie le contrôle des réseaux migratoires avec les groupes armés : cela renforce les réseaux criminels et les milices, et pose des questions d’un point de vue sécuritaire.
Les innombrables abus documentés sur les routes migratoires témoignent également des conséquences désastreuses de l’externalisation des frontières pour les migrants – mais aussi pour les sociétés dans leur ensemble. En Tunisie, la société civile qui vient en aide aux migrants est réprimée.
Diplomatie migratoire et multilatéralisme
Face à ces impasses, il faut penser à une autre diplomatie migratoire qui ne se réduirait pas à l’externalisation des problèmes européens vers le reste du monde, ni à l’instrumentalisation des migrants et des réfugiés.
Comme le climat ou le commerce, la migration est une réalité mondiale qu’aucun État ne peut gouverner seul, et qui nécessite donc une stratégie politique élaborée conjointement par tous les pays concernés.
Mais il faut reconnaître que le multilatéralisme migratoire reste limité : la convention de droit international sur les migrations adoptée en 1990 par l’ONU a eu peu d’effet. En 2018, les deux « pactes » mondiaux sur la migration et l’asile ont reçu peu de soutien de la part des États.
Mais paradoxalement, ce sont peut-être les difficultés qu’ils rencontrent dans la gouvernance des migrations qui pourraient les amener à repenser l’utilité d’une véritable diplomatie migratoire multilatérale.