« En Guyane, la loi française a privé les peuples autochtones de leur droit à l’autodétermination »

« En Guyane, la loi française a privé les peuples autochtones de leur droit à l’autodétermination »
« En Guyane, la loi française a privé les peuples autochtones de leur droit à l’autodétermination »

Vous signez un livre publié par Wildproject intitulé Décoloniser le droit et présenté sous forme de dialogue avec Marin Schaffner. Pourquoi ce livre ?

C’est un hommage à Alexis Tiouka, qui fut mon mentor en matière de droits des peuples autochtones en Guyane et décédé il n’y a pas très longtemps, ainsi qu’un hommage au travail qu’il a accompli avec son frère Félix Tiouka (président de l’Association des Amérindiens de Guyane française, ndlr) il y a 40 ans. Il prononce le premier discours unissant les peuples autochtones de Guyane contre l’administration coloniale française.

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C’est un discours incroyablement d’actualité car il parle de la différence entre nos cultures, de la manière dont le colonialisme est encore subi en raison des industries minières et d’une relation prédatrice avec la nature inacceptable au regard du droit indigène et de ses traditions. Alors que nous célébrons le 40ème anniversaire de ce texte, et malgré les soulèvements indigènes de 2017, ces questions restent en suspens.

Vous parlez du droit français comme un « droit d’opprimer ». En quoi pensez-vous qu’il s’agisse d’un droit colonial ?

Le livre explique la relation prédatrice du monde occidental avec la terre, dans ce cas-ci la terre des autres. La Guyane me permet d’aborder cette question à travers des cas concrets que j’ai vécus et observés et contre lesquels les organisations autochtones de Guyane continuent de se mobiliser. Par exemple, la loi française a privé les peuples autochtones de leur droit à l’autodétermination – prévu dans les textes internationaux relatifs aux peuples autochtones.

C’est à dire leur droit d’administrer librement leur territoire dans le respect de leurs cultures. La n’a ratifié aucun des textes internationaux en la matière. Il continue d’imposer un modèle d’organisation colonial qui touche tous les aspects de la vie publique et privée de chaque individu autochtone de Guyane, depuis l’éducation des enfants jusqu’à l’état civil et même la propriété foncière. .

Vous vous êtes battu contre le projet Montagne d’Or en Guyane française. Qu’est-ce que cela vous a appris ?

Cette loi française était totalement inefficace. L’État a délivré des concessions minières à la vie éternelle à des sociétés privées pour extraire l’or du sous-sol d’un territoire qui ne lui appartenait pas puisqu’il avait été volé à ses premiers habitants. Par la suite, des concessions ont été accordées aux peuples autochtones pour vivre sur leurs terres ancestrales ! C’est choquant. Ils autorisent l’implantation de villages indigènes dans des zones bien délimitées, mais si l’État français y découvre et veut y exploiter de l’or, les habitants peuvent en être chassés.

« Dans le droit coutumier autochtone, la propriété privée et individuelle de la terre n’existe pas. C’est même un non-sens, voire un danger.»

Les intérêts financiers et miniers prévalent sur les droits des peuples autochtones. On consulte les habitants mais ce n’est pas à eux de décider. Au Brésil, des protocoles de consultation ont été établis qui découlent du droit international. Ils permettent aux territoires autochtones reconnus d’écrire leur propre droit à la consultation, ce qui in fines’ils ne sont pas d’accord, ils peuvent entraver la réalisation de projets miniers ou d’autres projets industriels. En droit français, cela n’existe pas.

Dans son discours de 1984, Félix Tiouka appelait à « reconnaissance de nos droits en tant que premiers occupants » et que nous prenons en compte »nos traditions culturelles dans l’élaboration de ces règles« . Quelle place le droit coutumier occupe-t-il en droit français ?

La Guyane est un département français. Il est donc soumis à la plupart des normes existant en France, avec quelques adaptations. Sauf que contrairement au droit français, dans le droit coutumier autochtone, la propriété privée et individuelle des terres n’existe pas. C’est même un non-sens, voire un danger. La terre appartient en commun au groupe qui l’habite et l’utilise collectivement. L’objectif est d’empêcher que les terres soient cédées, saisies ou détruites.

C’est pourquoi des organisations se sont mobilisées en 2017 pour que la France s’engage à restituer 400 000 hectares de terres aux autochtones de Guyane. Les organisations amérindiennes voulaient pouvoir les administrer librement et collectivement à travers une institution qui leur permettrait de représenter leurs propres droits fonciers fondés, entre autres, sur les droits fonciers des Kanak.1. Depuis, la France bloque le processus de restitution car elle ne veut pas laisser ces peuples autochtones s’auto-organiser. Il veut maintenir la possibilité d’exploiter les ressources, notamment minières et forestières. Il y a aussi une raison politique dans la volonté de contrôler ces territoires. Des problèmes similaires sont observés en Nouvelle-Calédonie.

Quel est le lien entre la lutte pour la préservation de l’environnement et la lutte décoloniale ?

La colonisation concerne aussi bien les humains que les non-humains. Ces terres que la France considérait légalement comme siennes en les déclarant arbitrairement le no man’s land (« terre inhabitée »), et donc en rendant volontairement invisibles ces personnes, doit nous interroger sur la manière dont nous monopolisons l’espace de vie de toutes les autres espèces et êtres vivants en général.

La colonisation repose précisément sur le fait d’occuper et d’exploiter des terres jusqu’alors habitées par d’autres peuples via notamment la propriété privée. Comment réformer ce droit ?

La propriété privée régit notamment le fait, non critiquable en soi, d’utiliser les fruits de la nature. Chaque animal, chaque plante est ainsi connecté à la matrice écologique pour obtenir sa subsistance, assurer ses besoins fondamentaux. C’est aussi une logique indigène. Ce qui est différent dans le rapport au vivant que je dénonce, c’est l’accaparement et les abus commis contre nature. C’est-à-dire une destruction à des fins capitalistes. En droit, cela s’appelleabusou le fait de pouvoir disposer, vendre ou détruire son bien en tant que propriétaire. Il s’agit d’une distorsion de la propriété privée, profondément critiquable et dénoncée dans le discours de Félix Tiouka en 1984 : « Contrairement à votre système de valeurs, nous ne voulons pas construire une société où les intérêts collectifs doivent toujours passer avant les intérêts privés des entrepreneurs capitalistes. »

Dans la cosmovision autochtone, nous utilisons la terre et la partageons pour la transmettre. Il y a l’idée de préservation pour les générations à venir, mais aussi de partage avec d’autres que les humains et les ancêtres. Cela crée des règles juridiques très intéressantes comme l’interdiction chez les Kali’na2 du Guyana à ouvrir le territoire pour en extraire les ressources minérales, car c’est là que les corps sont enterrés et cela pourrait potentiellement rouvrir les problèmes du passé. Leur droit coutumier se construit autour de cet équilibre entre la vie et la mort, le passé, le présent et le futur.

A l’inverse, le droit de propriété des Français est le seul droit sacré inscrit dans la Déclaration de l’Homme et du Citoyen ! Et c’est le fruit de la Révolution française – en réalité une révolution bourgeoise – qui place la propriété privée au centre de notre modèle de société profondément individualiste. Pour de nombreuses civilisations autochtones, l’individu n’est pas la valeur cardinale. C’est plutôt le bien-être collectif, le partage entre humains et non-humains et la transmission qui sont essentiels. Il est crucial de remettre en question la création de nos normes et valeurs sur le plan éthique, historique et philosophique, car elles génèrent aujourd’hui une relation profondément prédatrice, matérialiste et égoïste avec le monde. Je le dis : notre droit est le droit d’un sociopathe.

Votre solution serait d’accorder des droits à la nature. Pour quoi ?

Le mouvement pour les droits de la nature n’est pas nouveau. Elle a été théorisée dans les années 1970 par le juriste Christopher Stone et s’est ensuite enrichie de la cosmovision indigène. Elle s’est développée notamment grâce aux mobilisations locales, qui y ont vu la possibilité légale de se protéger des normes du marché. À partir des années 1970 et 1980, les peuples autochtones ont compris qu’ils ne seraient pas en mesure de faire face aux défis très concrets de la colonisation et à l’impossibilité de vaincre par la force des armes.

Ils se sont organisés pour obtenir des textes de droit international et convaincre les États (contre leur propre intérêt) de reconnaître leurs droits, sous l’influence notamment des Nations Unies. Face à la pression sur les ressources (pétrole, gaz, bois…) convoitées sur leur territoire, les luttes autochtones ont utilisé le mouvement des droits de la nature pour affirmer le lien entre les communautés vivantes (humaines et non-humaines) et le respect de leurs droits fondamentaux.

Tout a commencé en 2008. L’Équateur, les États-Unis et la Bolivie ont été les pionniers en la matière. Puis il y a eu un boom mondial. Face à une influence coloniale ou néocoloniale extrêmement brutale, l’outil du droit et de la négociation permet d’ouvrir l’horizon de la pensée, notamment sur d’autres manières d’habiter le monde. Nous n’avons jamais posé la question de savoir à qui appartenait le terrain. Comment imaginer cohabiter avec d’autres que les humains (le lynx, le loup, etc.) si nous ne leur reconnaissons pas le droit de partager cette terre avec nous ?

Il faut se souvenir de la controverse de Valladolid (1550-1551) qui opposait, au sein de l’Église catholique, ceux qui étaient convaincus que les peuples indigènes étaient des humains dotés d’une âme et ceux qui disaient qu’ils étaient des animaux. Les Noirs ont longtemps été légalement considérés comme du bétail et de la main d’œuvre pour les travaux agricoles. De la même manière, Christopher Stone rappelle dans son livre qu’aux Etats-Unis la loi considérait les juifs comme des êtresnature sauvage(« sauvage par nature »). Cette déformation montre bien que la colonisation occidentale s’est généralement faite à travers la discrimination des êtres humains non blancs et des êtres non humains associés dans une catégorie juridique volontairement inférieure à celle des êtres humains blancs.

Comment procéder pour « décoloniser le droit » ?

Pour moi, il faut absolument remettre en question cette propriété privée absolue, la possibilité de tout vendre ou de tout détruire. C’est entre autres ce que permet le mouvement des droits de la nature. Elle impose cette coexistence et donc ce partage sur terre entre tous les êtres. Décoloniser le droit, c’est reconnaître les droits de tous : humains et non-humains. Il existe une synergie logique entre les droits de la nature et la pensée décoloniale pour reconstruire d’autres manières d’habiter le monde avec des fondements juridiques solides. De nombreux philosophes et penseurs se sont penchés sur cette question. Maintenant, il faut le soutenir juridiquement et remettre le droit au service de la vie.

1. Le peuple Kanak est un peuple autochtone de Nouvelle-Calédonie.

2. Peuple autochtone présent dans plusieurs pays de la côte caraïbe de l’Amérique du Sud.

Décoloniser le droit – Marine Calmet – Wildproject, 2024 96 pages, 9 €

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