De plus en plus de gouvernements provinciaux et municipaux partout au Canada envisagent de mettre en œuvre des mesures juridiques pour forcer les toxicomanes à suivre un traitement pour leur dépendance. Cependant, cette idée ne fait pas consensus parmi les experts. Certains soulignent le manque de données sur l’efficacité des traitements involontaires.
La question s’est notamment posée lors de la campagne électorale provinciale au Nouveau-Brunswick. L’ancien Premier ministre Blaine Higgs, qui tentait alors de briguer un troisième mandat, a réitéré son intention de déposer un projet de loi en ce sens s’il remportait les élections.
À l’autre bout du pays, en Colombie-Britannique, le gouvernement de David Eby a affirmé cet automne vouloir modifier le Loi sur la santé mentale fournir des soins de santé mentale involontaires aux personnes confrontées à de graves problèmes de toxicomanie et de santé mentale.
Le premier ministre de la Colombie-Britannique a décrit cette approche comme une nouvelle phase dans [sa] réponse aux crises d’addiction
.
Le premier ministre de la Colombie-Britannique, David Eby, qui a remporté un nouveau mandat après les récentes élections provinciales, a promis cet automne d’ouvrir des centres de traitement involontaire.
Photo : Radio-Canada / Ben Nelms
Cette initiative a inspiré le maire de la ville de Brampton, en Ontario, qui réclame un projet pilote provincial pour établir une politique de traitement involontaire des toxicomanes. La ville de Windsor a emboîté le pas en manifestant également son intérêt.
Le gouvernement de Danielle Smith, en Alberta, a pour sa part manifesté l’an dernier son intérêt à mettre en place un projet de loi en ce sens.
Les traitements de désintoxication forcée cibleraient particulièrement les personnes aux prises avec des problèmes de toxicomanie, de santé mentale et de lésions cérébrales.
Bientôt un projet sur la scène fédérale ?
Le chef du Parti conservateur du Canada (PCC), Pierre Poilievre, s’est pour sa part dit favorable à une telle approche avec des personnes incapables de prendre des décisions par elles-mêmes, citant les enfants en exemple.
Cette approche semble néanmoins s’opposer à celle de réduction des risques, largement prônée ces dernières années pour endiguer la crise des surdoses. Le premier centre d’injection supervisé canadien a ouvert ses portes en 2003 et, depuis, des dizaines d’établissements de ce type ont vu le jour partout au Canada.
Cependant, ce type de centres crée dans de nombreux cas des frictions avec leurs voisins. Il n’existe pas de solution simple pour assurer une bonne coexistence entre les habitants d’un quartier et les services offerts aux sans-abri ou aux toxicomanes, estiment les experts.
Une cohabitation difficile a amené l’Ontario à décréter cet été la fermeture de dix centres de consommation supervisée, dont cinq à Toronto, même si un rapport d’expert commandé par le gouvernement provincial recommandait plutôt au ministère de la Santé d’augmenter l’offre de ce type de service dans la province.
Malgré les efforts visant à réduire la crise des surdoses, selon les données les plus récentes publiées par le gouvernement fédéral, depuis 2016, plus de 47 000 décès dans le pays ont été liés à une intoxication aux opioïdes.
Manque de données sur le traitement involontaire
Le recours à des traitements involontaires comme solution à la crise des opioïdes est remise en question par certains experts qui soulignent le manque de preuves quant à leur efficacité.
Ces spécialistes de la toxicomanie mettent en garde contre le fait de considérer la désintoxication forcée comme une réponse facile à un problème sanitaire et social complexe.
Je pense que c’est une réponse à un problème que les gens perçoivent comme n’ayant pas de véritable solution.
déclare le Dr Anita Srivastava, directrice médicale des dépenses du réseau hospitalier Unité Santé à Toronto. Selon elle, cette solution ne fonctionnera pas
.
C’est une réponse à la douleur et à la souffrance que vous voyez devant vous, et vous dites : « Je ne veux pas avoir à voir cela, alors assurons-nous que cela n’arrive pas. » .
Un rapport de la Société médicale canadienne sur les addictions publié en 2023 concluait, après avoir analysé 42 études publiées à travers le monde, que un manque de preuves de haute qualité pour soutenir ou réfuter le traitement involontaire des [les troubles liés à l’utilisation de substances]
.
Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour orienter les politiques de santé publique
souligne le rapport.
L’étude souligne également la difficulté de tirer des conclusions sur les traitements fonctionnels, puisque la qualité et les types de traitements offerts varient grandement d’un océan à l’autre.
Accès limité aux traitements volontaires
Les preuves scientifiques de l’efficacité du traitement involontaire n’existent tout simplement pas
assure le directeur exécutif du Centre d’évaluation des politiques en matière de drogues de l’hôpital Saint Michel de Toronto, Dan Werb.
Selon lui, les gouvernements devraient plutôt investir en priorité dans des programmes de traitement volontaires. Il estime qu’Ottawa ne consacre pas suffisamment de ressources à ces programmes.
Il existe une énorme disparité entre le nombre de personnes orientées vers un traitement et la capacité du système à répondre à cette demande.
Dr Katie Dorman, médecin au centre de santé Ruisseau Sumac de Toronto, est d’accord. Cette femme qui a travaillé dans le domaine de la toxicomanie pendant une grande partie de sa carrière estime qu’il existe trop d’obstacles au traitement volontaire, comme de longues attentes et des critères restrictifs.
Le temps d’attente moyen en Ontario pour une évaluation est de 16 jours, suivi de 72 jours pour l’admission à un traitement volontaire contre la toxicomanie, selon les données du ministère de la Santé de l’Ontario. En comparaison, en Alberta, le temps d’attente moyen pour commencer un tel traitement se situerait entre 20 et 37 jours.
Je pense qu’il est absurde de parler de traitement involontaire alors qu’il y a tant de personnes qui veulent des soins et n’y ont tout simplement pas accès.
Un levier de plus pour gérer la crise
D’autres, comme Keith Humphreys, professeur de psychiatrie à l’université Stanford de Palo Alto, en Californie, sont plus modérés. Celui qui a présidé un groupe consultatif d’experts albertains sur la guérison des dépendances estime que la désintoxication forcée doit faire partie des solutions envisagées pour contrer la crise des opioïdes.
Nous devons être réalistes : la dépendance est un trouble chronique.
Lorsque nous parlons de forcer les gens à suivre un traitement, nous ne devons pas oublier qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui se réveillent spontanément dans une tente et disent : « Je ne veux plus jamais consommer de fentanyl.
dit-il.
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Selon le gouvernement du Canada, plus de 80 % des décès accidentels liés à une intoxication aux opioïdes cette année impliquent le fentanyl. (Photo d’archives)
Photo : Radio-Canada
Une solution à la détention ?
Outre les considérations scientifiques, diverses modifications législatives seraient nécessaires pour que les cures de désintoxication involontaire fassent partie des outils de gestion de crise.
Au Canada, en vertu du Code pénal, les tribunaux ne peuvent pas forcer une personne à suivre un traitement pour toxicomanie. Ils peuvent néanmoins, dans certains cas, le proposer comme alternative à une peine de prison : si la personne ne suit pas adéquatement son traitement, elle encourra une peine de prison.
La législation provinciale en matière de santé mentale autorise généralement le traitement psychiatrique involontaire lorsqu’un médecin estime qu’une personne représente un danger pour elle-même ou pour autrui.
Une chose est sûre, avant de voir les toxicomanes du pays contraints au sevrage, les provinces devront modifier leurs lois respectives sur le consentement aux soins de santé.
Avec un reportage de Mike Crawley de CBC News et de La Presse Canadienne