Chère Eva, j’ai récemment vécu une véritable expédition mais sans finir sur un radeau ni devoir pêcher au harpon. En fait, je suis allée au musée, oui ça ne respire pas l’aventure même si comme c’était l’exposition du Surréalisme au Centre Pompidou – elle dure jusqu’à mi-janvier, allez-y si vous aimez les régions sauvages de l’esprit. Conçue à la manière d’un labyrinthe, cette exposition est une plongée dans l’effervescence créatrice exceptionnelle du mouvement surréaliste, fondé en 1924 par André Breton, qui, au sens large, prétend créer en s’affranchissant du contrôle de la raison. Et parmi les œuvres de Salvador Dalí, René Magritte, Giorgio de Chirico, Joan Miró ou Max Ernst, et soudain, je me suis trouvé un ami. Dorothéa Tannage. Pour beaucoup, elle était « surtout la femme de Max » et, elle-même écrit que dans le New York des exilés surréalistes « la place accordée aux femmes parmi ces iconoclastes n’était guère différente de celle qui est la leur dans la population générale, bourgeoisie comprise « . Cette Américaine est née en 1910 dans l’Illinois dans une petite ville où elle disait « nous avons passé notre enfance sur un canapé en attendant de grandir « . Puis elle grandit, s’installe à Chicago, puis à New York, et décide d’embrasser le surréalisme. Un après-midi de 1942, elle montre un de ses tableaux à celui qui deviendra l’homme de sa vie. Et j’imagine ce qu’a ressenti Max Ernst, la même chose que moi, une pure fascination devant ce tableau, Anniversaire : il représente une femme seins nus, cheveux longs, jupe végétale, qui ouvre la première porte d’une série de portes, avec, devant elle, un griffon… Salvador peut aller s’habiller avec ses montres souples, c’est Dorothea qui, dans un tableau, a trouvé le chemin des fantasmes.
Eva : à propos de la condition féminine, est-ce que ton amie a fait des voyages ?
Et avec une modernité qui résonne aujourd’hui à la folie ! Un autre tableau de l’exposition montre deux petites filles dans un couloir avec un tapis rouge et je jurerais que Stanley Kubrick s’est inspiré de ces deux jumelles de The Shining. J’essaie de vous décrire la plus folle : une jeune fille blonde est assise très tranquillement, effrayée, devant une table de salle à manger. Au premier plan, une petite servante nourrit un chien. Et derrière la table, un énorme homme en costume dévore littéralement l’espace. Ce portrait de famille qui date de 1954 est en fait une Alice au pays du patriarcat ! Toutes ses ruptures résument en proportion la condition féminine, et Dorothée explique qu’il s’agit pour elle de condamner « la hiérarchie qui s’impose au sein de la sacro-sainte famille. » Je ne pense pas avoir jamais vu de tableau plus féministe. Devenue très âgée et veuve de longue date, elle restait surréaliste dans son quotidien. Dans la salle à manger new-yorkaise de la vieille dame, la table était surmontée… d’un immense parasol. Avait-elle du mal à bouger ? Elle avait conçu son déambulateur comme une sorte de vélo doté d’un guidon sur lequel était fixé un filet à provisions. Tanning Dorothea est décédée à 101 ans. Preuve que dire des conneries à la raison dure.