Lettre ouverte à Son Excellence Bassirou Diomaye Faye, Président de la République du Sénégal (Par Ngugi wa Thiong’o et Boubacar Boris Diop) – .

Lettre ouverte à Son Excellence Bassirou Diomaye Faye, Président de la République du Sénégal (Par Ngugi wa Thiong’o et Boubacar Boris Diop) – .
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Excellence, Monsieur le Président de la République

Permettez-nous de nous présenter avant d’entrer dans le vif de notre discussion. Nous sommes Ngugi Wa Thiong’o du Kenya et Boubacar Boris Diop du Sénégal. A la fois romanciers et essayistes, nos ouvrages les plus connus sont respectivement Décoloniser l’esprit : la politique du langage dans la littérature africaine (1986) et Murambi, le livre des ossements (2000), consacré au génocide perpétré en 1994 contre les Tutsi au Rwanda. Ce qu’il est important de souligner cependant, au vu de la motivation principale de cette lettre ouverte, c’est qu’en plus de notre production littéraire en anglais et en français – les langues des anciens colonisateurs – nous avons publié des ouvrages dans nos écoles maternelles de langues, Kikuyu et Wolof parmi lesquels Matigari (1986) Et Bàmmeelu Kocc Barma (2017).

Nous vous félicitons sincèrement pour votre investiture en tant que nouveau Président de la République du Sénégal. Nos félicitations vont également à votre Premier Ministre et compagnon de lutte, Monsieur Ousmane Sonko. A travers cette brillante élection qui n’a été contestée par aucun de vos rivaux, le peuple sénégalais ne vous a pas choisi comme son maître mais comme l’esclave de ses rêves. Nul doute à nos yeux que vous saurez être à la hauteur de leurs attentes.

Nous ne nous sommes certes jamais rencontrés personnellement, mais toute l’Afrique, voire le monde entier, vous connaît et nous savons que votre jeunesse même a apporté un vent d’optimisme sur le continent africain. C’est pour cette raison que nous avons pris la liberté de nous adresser aujourd’hui à vous comme à vos aînés, à la manière africaine en quelque sorte, mais aussi comme à deux de vos admirateurs.

Si l’Afrique va encore si mal aujourd’hui, c’est la faute de ses dirigeants politiques qui, à quelques exceptions près, comme Kwame Nkrumah, ont trahi les populations africaines. Les mauvais dirigeants ont simplement normalisé les anomalies du colonialisme et du néocolonialisme, qui n’est autre que l’africanisation du système colonial. C’est pourquoi nos ressources naturelles continuent depuis si longtemps d’enrichir l’Europe et l’Occident. À l’heure où le regard de ces peuples conscients d’eux-mêmes reste obsessionnellement tourné vers l’Occident, on ne peut manquer de se demander : où sont nos inventeurs ? Nos ingénieurs ? Nos explorateurs de l’espace ? L’Afrique aspire à un leadership capable d’enflammer l’imagination de sa jeunesse. Mais cela ne pourra jamais se faire avec des présidents qui ne savent qu’imiter l’Occident, des présidents qui ne croient ni en eux-mêmes ni en leur peuple. Vous, Excellence, vous avez la possibilité d’ouvrir de nouvelles voies à votre peuple, vous pouvez lui donner une telle confiance en lui qu’il se comportera tout naturellement sur un pied d’égalité avec toutes les autres nations de la terre. . Gardez toutefois à l’esprit que si vous choisissez cette voie, vous vous ferez de nombreux ennemis en Occident. Ce que l’Europe et l’Occident attendent de l’Afrique, c’est qu’elle ne cesse de mettre à leur disposition ses matières premières sans rien recevoir en retour. N’acceptez pas une telle injustice. Et s’ils vous diabolisent pour cela, et ils ne manqueront pas de le faire, ne vous inquiétez pas, car la seule chose qui doit compter pour vous, c’est le jugement du peuple sénégalais.

Nous souhaitons maintenant partager avec vous quelques brèves réflexions sur la question linguistique qui nous est très familière en tant qu’écrivains. Nous avons choisi de nous concentrer sur ce problème particulier car, à notre humble avis, sa résolution est une condition préalable à toute révolution économique, politique, sociale et culturelle, et donc au bien-être de vos compatriotes.

Voici quelques points que nous souhaitons souligner :

1. Votre pouvoir tire sa force des citoyens sénégalais. Vous les défendez, ils vous défendent. Vous leur parlez, ils vous parlent. Mais on ne peut pas le faire en utilisant une langue qu’ils ne comprennent pas. N’est-ce pas évident, Monsieur le Président ?

2. Les langues sénégalaises doivent être la pierre angulaire du nouveau Sénégal. Tout Sénégalais a le droit d’exiger le respect de sa langue maternelle. Évitez toute hiérarchie de langues. Priorité donc à la langue maternelle, qu’elle soit Pulaar, Seereer, Soninké, Wolof, Mandinka, Joolaa ou toute autre langue parlée au Sénégal. Mais si une langue sénégalaise, par exemple le wolof, devient celle qui permet la communication entre tous les Sénégalais, cela ne devrait poser aucun problème. Voici notre conception de la politique linguistique : la langue maternelle d’abord. Alors disons wolof. Alors disons le swahili, le français, etc. Si vous connaissez toutes les langues du monde sans connaître votre langue maternelle, vous êtes dans un état d’esclavage mental. En revanche, si après avoir maîtrisé votre langue maternelle vous ajoutez toutes les autres langues du monde, vous n’en serez que plus riche et plus fort.

3. Encourager les traductions entre les langues sénégalaises. C’est à nos yeux un point fondamental. A cet effet, nous proposons la création d’un centre national d’interprétation et de traduction qui permettrait une symbiose et une fécondation croisée entre les langues de votre pays et entre celles-ci et les langues d’Afrique et du monde. Votre Excellence, de nombreux Africains ont apprécié le fait que lors de votre première visite officielle en Gambie, vous et le Président Barrow avez parlé directement en wolof. Nous savons également que, contrairement à vos prédécesseurs, vous prononcez la plupart de vos discours en français et en wolof et nous pensons que c’est exactement la bonne chose à faire. Faites votre discours dans une langue sénégalaise, puis rendez-le disponible dans toutes les autres langues sénégalaises avant de le faire traduire en français. Aux Nations Unies, parlez dans une langue sénégalaise et vos propos pourront faire l’objet d’une traduction simultanée dans les langues de travail de cette organisation internationale. Autrement dit, faites comme tous les autres présidents du monde, prononcez vos discours dans votre langue. Lors de votre visite en France par exemple, soyez accompagné d’un interprète et parlez en sénégalais à votre homologue de l’Élysée. Bref, veillez à ce que les langues sénégalaises soient respectées partout. Et cela doit commencer par abroger au plus vite l’étrange et embarrassant article 28 de la Constitution sénégalaise, qui exige que tout candidat à la présidentielle soit capable de lire, écrire et parler couramment le français.

4. Organiser les paysans et les travailleurs sénégalais. Stimulez leur créativité. Ils seront vos plus forts défenseurs. Ne vous inquiétez pas des soi-disant élites intellectuelles qui, parce qu’elles ont tant à perdre dans le développement des langues de votre pays, multiplient les manœuvres et les arguments fallacieux pour faire dérailler le train de l’Histoire.

5. Les œuvres de Sembène Ousmane, notamment Les morceaux-de-bois-de-Dieu, et ceux d’autres grands noms de la littérature comme Cheikh Hamidou Kane, devraient être disponibles dans toutes les langues sénégalaises. Quant à Cheikh Anta Diop, il est temps que ses livres soient au programme de toutes les écoles de votre pays.

6. Nous espérons également que la littérature progressiste d’Afrique et du reste du monde sera disponible dans les langues sénégalaises et enseignée dans vos écoles et universités.

7. Nous savons bien que le Sénégal sera votre priorité. Mais il faudra ensuite se tourner vers l’Afrique puis vers l’Asie et l’Amérique Latine avant de penser à l’Europe. Et cette option devrait se refléter dans le système éducatif.

8. Faire du Sénégal une nation de penseurs, d’inventeurs, d’artisans, d’explorateurs, une nation de créateurs, ouverte à tous les vents du monde et capable de faire respecter ses intérêts vitaux.

En espérant que ces idées et suggestions de deux compatriotes africains de bonne volonté retiendront votre attention, nous vous demandons d’agréer, Excellence, notre profond respect.

Ngugi wa Thiong’o et Boubacar Boris Diop

 
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