C’est un travail fictif qui a duré près de quatorze ans, avec de nombreux avantages. Depuis plus d’un mois, le commandant Luc L., chef du CRS 4, est en arrêt maladie. Mais pour ses hommes, cela ne devrait rien changer. Car depuis 2009 et sa prise de fonction, Luc L. était largement absent de son entreprise. C’est ce que souligne un rapport interne de la Direction centrale des CRS (DCCRS), rédigé par le directeur adjoint de l’inspection des CRS, auquel Le Parisien-Aujourd’hui en France a eu accès. Ce rapport au vitriol décortique ainsi les étonnantes erreurs professionnelles de ce commandant et le dysfonctionnement global du CRS 4.
Initialement à vocation autoroutière, cette entreprise est aussi régulièrement sollicitée autour de Calais, en première ligne de la problématique migratoire. Basée à Lagny-sur-Marne (Seine-et-Marne), elle est confinée au Château de Pomponne. Un petit royaume dont Luc L., simple gardien de la paix ayant gravi les échelons jusqu’au grade de commandant, était le souverain incontesté.
Il a demandé à ses troupes de l’appeler « Votre Excellence ». Ses surnoms s’imposent : au choix « Monseigneur », ou « Louis XIV ». Pour ceux de ses hommes qui l’ont connu, bien sûr. « Un gardien affecté au CRS 4 en 2017 déclare n’avoir identifié l’intéressé que trois mois après son arrivée dans l’entreprise », note la DCCRS dans ce récent document qui résume les investigations menées en début d’année. « On ne peut rien lui reprocher puisqu’il n’est jamais présent », résume un autre agent entendu dans ce contexte. Le commandant lui-même ne connaît pas « les noms des plus hauts responsables placés sous son commandement ».
« Liberté de se consacrer à des occupations autres que l’exercice de ses missions »
Au fil du temps, Luc L. abandonne complètement ses fonctions, laissant à son adjoint, le Capitaine Sylvain LB, la direction de l’entreprise. Jusqu’à ce que ce dernier n’en puisse plus, et que le torchon finisse par brûler entre les deux hommes. Ce « théâtre d’ombres », selon le rapport, s’est alors « brutalement affaibli, entraînant sa propre chute, et provoquant finalement la désunion des deux exécutifs ».
Pendant longtemps, cependant, la situation convenait autant au capitaine qu’au commandant. Le premier fut honoré de ses attributions, jusqu’à se lasser de ne pas bénéficier de tous les avantages, au-delà d’une voiture de société accordée par le commandant « pour acheter son silence ». Ce dernier « avait carte blanche pour se consacrer à d’autres occupations que l’exercice de ses missions ». C’est un doux euphémisme, comme en témoignent les journées typiques des deux hommes puisque l’inspection du CRS a pu les retrouver.
Au quotidien, c’est le capitaine qui gère l’entreprise. “Les agents ont même fini par le considérer comme le véritable commandant de l’unité”, précise le rapport. Dès son arrivée le matin, le capitaine commence par envoyer un SMS au commandant, « qui n’est jamais présent sur place ». Il l’informe de l’actualité et valide les orientations. Luc L. ne sort pas de son domicile, situé à une dizaine de kilomètres de la caserne. Pour éviter d’avoir à gérer sa boîte mail, il a confié les codes à un agent afin qu’il puisse la vider au fur et à mesure. Des navettes sont même organisées pour lui apporter son courrier. “En fait, il est principalement évoqué qu’il a une passion pour le golf, qu’il pratique quotidiennement”, précisent les enquêteurs du CRS.
Il se précipite dès qu’il le peut pour fuir Calais et regagner son domicile.
Seul problème : le principe même d’une entreprise CRS réside dans sa mobilité. Fidèle à lui-même, le commandant « ne voyage jamais avec la colonne ». Lorsqu’il la rejoint, il prend soin de séjourner dans un autre hôtel que celui de ses troupes. Il passe alors « ses matinées dans sa chambre, commence la journée à midi, va éventuellement effectuer quelques tâches administratives, puis consacre la quasi-totalité de ses après-midi à jouer au golf ou à nager dans la piscine. Et les jours se succèdent jusqu’à la fin de la semaine. »
Au volant de son véhicule de service, Luc L. s’élance dès qu’il le peut pour fuir Calaisis et regagner son domicile. On ne peut lui enlever qu’il est un gros conducteur : 44 651 km du 1er janvier 2022 au 15 février 2023, soit 7 774 euros de carburant dépensé. Le montant des péages autoroutiers n’est pas précisé. Mais avec 158 passages de barrières, soit « en moyenne un passage tous les 2,3 jours de l’année », gageons que la facture est salée.
À l’occasion, le commandant pourrait également mandater un policier conduisant une voiture de société pour servir de chauffeur « à des proches déplacés en région parisienne ». S’il déjeunait très rarement avec ses troupes, Luc L. connaissait néanmoins les habitudes culinaires de l’entreprise. Pour les fiançailles de son fils, il « a fait appel aux services du mess ». « La livraison des denrées alimentaires aurait alors été effectuée avec le camion frigorifique de l’entreprise. »
Un « tribunal » de personnels « très dévoués, voire serviles »
Cette utilisation personnelle des ressources de l’État pourrait, si elle était avérée, entraîner des conséquences juridiques. Ainsi que l’attribution, en toute illégalité, d’une indemnisation. Les CRS complètent en effet leur salaire grâce à l’IJAT, l’indemnité journalière d’absence temporaire. Créée dans les années 1960, défiscalisée, elle s’élève à 42,79 euros par jour en France métropolitaine. Bien qu’absent du « lieu d’affectation », Luc L. s’était lui-même marqué présent afin de percevoir indûment cette prime. De plus, il n’a pas hésité à se faire remarquer pour des prolongations fictives. Pour la seule année 2021, 440 lui auraient été indûment accordés, soit pas moins de 54 jours de repos, détaille le rapport.
-Si ce mode de fonctionnement a pu perdurer aussi longtemps, c’est grâce au « tribunal » dont « Son Excellence » a pu s’entourer. Dès le début, puis alors que les tensions avec son adjoint se cristallisaient, Luc L. a placé aux niveaux hiérarchiques intermédiaires « des personnels très dévoués, voire serviles », dont certains étaient « totalement inaptes aux fonctions qu’ils occupent ». La DCCRS y voit « une véritable mafia, qui règne sur un régime de terreur », provoquant une « hémorragie » du personnel.
Ce « profond malaise » a culminé, fin 2022, avec la tentative de suicide d’un employé administratif handicapé. Parallèlement, un premier rapport sur l’environnement de travail a été rédigé en interne. Luc L. l’a modifié « afin de limiter la responsabilité de la hiérarchie dans la survenance du drame », allant même jusqu’à l’antidater pour qu’il « ne soit pas considéré comme survenu en service ».
Une attitude hautaine
La veille de l’action de cet agent, le commandant lui avait adressé la parole : « Ce n’est pas moi qui suis allé te recruter », lui avait-il dit. D’ailleurs, si vous avez été emmené, c’est parce que vous étiez handicapé. » Plus généralement, de nombreux témoins parlent de son attitude hautaine à l’égard du personnel, que l’on retrouve sur l’un des fils WhatsApp de CRS 4, truffé de « blagues de mauvais goût, de railleries ou de moqueries » et de « messages inacceptables ». » Par exemple, Luc L. interpelle un jour un fonctionnaire antillais : « Je ne t’avais pas vu, le mur est noir derrière toi. »
Il est vrai qu’en la matière, son adjoint le rend responsable, lui aussi auteur de graves manquements déontologiques, via ses nombreux posts « à caractère antisémite, sexiste et raciste ». Au moins ce dernier a le respect de ses hommes du fait de ses capacités opérationnelles, ce qui ne semble pas être le cas du commandant L.
« Dans les rares situations où il est présent avec son adjoint sur le terrain, c’est ce dernier qui assure le commandement opérationnel », note le rapport. Le manque de contrôle de Luc L. est « visible dans les rares occasions où il est présent ». En raison de son « incapacité », il est absent des ondes. Il apparaît ainsi « qu’il ne dispose pas de l’expertise technique requise (…) depuis les treize années qu’il est à la tête de l’unité ».
« Il est perçu, par une partie de la troupe, comme un officier qui a peur de maintenir l’ordre »
Cela s’est notamment manifesté lors des attentats de 2015, lorsque les CRS 4 étaient engagés dans la traque des frères Kouachi, au cours desquels Luc L. n’a pas jugé bon de faire passer l’entreprise en mode « 4 G ». , ou encore la configuration antiterroriste des CRS. Finalement, même s’il n’a participé qu’à deux reprises aux opérations CRS 4 liées aux Gilets jaunes, Luc L. a refusé l’une des manœuvres ordonnées par la salle de commandement. « Il est perçu, par une partie de la troupe, comme un officier qui a peur du maintien de l’ordre », résume le service d’inspection des CRS.
Contactés, ni la communication de la police ni Luc L. n’ont répondu. Une enquête préliminaire a été ouverte le 8 novembre par le parquet de Meaux, territorialement compétent, et confiée à l’IGPN, la police judiciaire, apprend Le Parisien, confirmant une information de France Info. Elle vise les faits de « détournement de biens publics, recel de détournement de biens publics et violation du secret professionnel ».
L’entourage de Luc L. raconte qu’il est actuellement atteint du… syndrome du « burn-out ». » L’un de ses partisans indique qu’il est le premier à avoir demandé une inspection à la DCCRS, après avoir été confronté à des comportements de harcèlement, mais aussi à des dérapages racistes et antisémites de la part de son adjoint, à la tête d’une « hiérarchie parallèle » . L’inspection en question se serait alors retournée contre lui, “affectant, à travers lui, la directrice du CRS”, première femme à ce poste.
Toujours selon l’entourage de Luc L., il serait ainsi victime d’une « vendetta » ourdie par son adjoint, qui aurait voulu se venger après sa mutation, décidée dans la foulée de l’inspection.