Il a fallu un tremblement de terre meurtrier près de Marrakech pour que l’opinion publique française se rende compte que le Maroc est en colère contre la France. Le refus poli de l’aide humanitaire a surpris les Français qui ne se doutaient pas que les relations entre Paris et Rabat étaient au point mort. Pourtant, la crise, sa gravité et ses causes, est sur toutes les lèvres au Maroc depuis deux ans. Si l’opinion publique française n’en était pas consciente, c’est parce que le Maroc est à ses yeux un pays comme les autres, un pays que nous aimons certes mais pour lequel nous nous intéressons peu. A l’inverse, les Marocains cultivent une curiosité sans limite pour la France, son histoire et sa vie politique. Ils ont plus de chance de savoir qui était Louis XIV que les Français n’ont de chance de savoir qui était le grand roi Moulay Ismail, contemporain du Roi Soleil.
C’est ce privilège français au Maroc qui est aujourd’hui en jeu. C’est cette exception française qui est sur le point de voler en éclats. La France perd son hégémonie dans un pays où elle était « chez elle », un pays où elle exerçait une influence extraordinaire dans toutes les couches de la société, sans avoir à déployer le moindre soldat ni à distribuer des sacs de riz.
La langue française a été séquestrée par les élites pour en faire une arme de discrimination massive
Depuis 1956, c’est-à-dire l’accession du Maroc à son indépendance, Marocains et Français marchent main dans la main. Au moment où le drapeau français était descendu sur les frontons des casernes et des commissariats, il s’est hissé dans le cœur et l’esprit des Marocains. L’engouement pour tout ce qui est français s’est manifesté par le maintien de la langue française comme semi-langue officielle, utilisée dans les administrations et les entreprises privées. L’État marocain est allé jusqu’à imposer le français sur le Rif où était utilisée la langue de Cervantes, vestige de cinquante ans de colonisation espagnole.
Les meilleurs esprits se réunissaient dans les grandes écoles françaises, les thèses de doctorat étaient soutenues à Paris et les diplômes n’avaient de prestige que s’ils portaient la mention « République française ». A la télévision et à la radio, le bilinguisme était de mise, le français et l’arabe étaient alternés avec un naturel et une spontanéité qui démontraient que l’attachement des Marocains à la civilisation française était vital. Ils y ont longtemps trouvé des « compléments nutritionnels » qu’ils ne trouvaient pas facilement dans la civilisation marocaine, malgré ses nombreuses qualités. D’où le culte de l’ingénieur, venu du X, de Centrale et des Ponts et Chaussées, et qui était censé apporter au Maroc la logique cartésienne, fiable et efficace, qui faisait de la France une grande nation.
D’ailleurs, la langue française a été séquestrée par les élites pour en faire une arme de discrimination massive. Pour avoir une chance de gravir l’ascenseur social, il fallait parler un français parfait et sans accent. Un luxe accordé aux enfants de la bourgeoisie, inscrits dès la maternelle dans les écoles françaises, avec des mensualités prohibitives. Depuis soixante ans, des millions de rêves de promotion sociale ont été brisés, un crime commis par des Marocains contre d’autres Marocains mais dont la France est considérée comme le principal coupable.
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Les Marocains, même les plus occidentalisés, sont stupéfaits par le virage LGBTQIA+ de la société française
Pourtant, les Marocains, pauvres et riches, ont joué le jeu, tant que le score était là pour le pays. Ils ont vécu une histoire d’amour avec la France, à l’opposé de la relation pathologique entre Français et Algériens. Or, depuis quelques temps, le compte n’existe plus. La France est revenue à la décadence et les Marocains l’ont compris, peut-être avant les Français eux-mêmes.
Les touristes marocains ont vu des rats à Paris au moment même où ils sentaient les odeurs abjectes du RER et du métro. N’importe quel Marocain assis à une table de café, même au fin fond de l’Atlas, a pu voir les images d’émeutes urbaines sur Al Jazeera et France 24. Les milieux économiques ont pris conscience de la désindustrialisation de la nation qui a inventé l’automobile et l’aviation. Pire, les Marocains, même les plus occidentalisés, sont stupéfaits par la dérive LGBTQIA+ de la société française. Ils étaient prêts à accepter les droits de l’homme, mais ils disent non à la théorie du genre. L’ami de longue date est sûrement devenu fou.
Au Maroc, l’heure est au renouveau
A l’inverse, du côté marocain, l’heure est au renouveau. Les infrastructures ont été modernisées, certaines grandes villes comme Tanger et Rabat ont été transformées, le tissu industriel s’est diversifié et la diplomatie marocaine a été élevée à un niveau de performance digne d’admiration. Certes, le Maroc reste un pays pauvre. Bien sûr, la fenêtre cache une pauvreté et un archaïsme déconcertants. Mais le pays a repris confiance en lui. Les Marocains croient qu’ils ont une chance dans le nouveau monde qui s’annonce.
Et ce changement d’état d’esprit se conjugue avec un renouveau des élites. Tranche d’âge qui avait encore des souvenirs de la Seconde Guerre mondiale et d’Indochine, deux guerres où Marocains et Français étaient frères d’armes, cette tranche d’âge a tiré sa révérence. Il a été remplacé par des jeunes qui ne jurent que par le Canada et les États-Unis. Ils sont fascinés par Dubaï et le Qatar, Singapour et la Silicon Valley. Ils veulent s’enrichir et accumuler du pouvoir, tandis que les élites françaises continuent de maudire l’argent et de diaboliser le pouvoir, ce qu’elles ne reconnaissent que s’il est placé sous la tutelle de l’Europe.
Pour certains, Tel-Aviv a définitivement supplanté Paris. C’est sur ce substrat émotionnel et affectif que se sont produits plusieurs incidents diplomatiques au cours des deux dernières années.
La réconciliation publique avec Israël a donné une confiance supplémentaire aux Marocains qui misent en effet massivement sur le pouvoir d’influence et le dynamisme économique de l’État juif. Pour certains, Tel-Aviv a définitivement supplanté Paris. C’est sur ce substrat émotionnel et affectif que se sont produits plusieurs incidents diplomatiques au cours des deux dernières années. C’est aussi pourquoi si peu de voix au Maroc ou au sein de la diaspora appellent à l’apaisement. Les temps ont changé. L’amour n’est plus là. C’est la fin de maman française (Mama France) : plus question de piédestal pour Marianne.
La querelle des dirigeants est couverte de nombreuses zones d’ombre. On ne sait pas à ce jour pourquoi les Marocains n’ont plus d’ambassadeur à Paris ni pourquoi l’ambassadeur de France à Rabat n’est plus reçu par les responsables marocains. Les autorités respectives ne communiquent pas ou seulement très partiellement. Nous savons que les relations ne sont ni bonnes ni amicales, mais nous ne savons pas pourquoi ni quoi faire pour les améliorer. Le vide est occupé par des « récits », plus ou moins plausibles. On pointe ainsi le rapprochement entre Macron et les autorités algériennes comme l’une des raisons de la crise, tout comme son refus de reconnaître que le Sahara est marocain ou encore l’accusation infondée adressée au Maroc selon laquelle il aurait espionné le téléphone portable. du président français. Rien n’exclut que la raison principale de la crise soit ailleurs, inconnue des journalistes et réservée à une poignée d’initiés.
Quelle que soit l’issue de la crise, la France finira probablement par perdre son hégémonie historique au Maroc.
D’où la difficulté de proposer une solution. On ne sait pas vraiment ce qui motive la colère marocaine. Seule une personnalité exceptionnelle, d’envergure mondiale, respectée des deux côtés et jouissant de la confiance et de la considération du Palais Royal, peut prétendre connaître la fin de l’histoire. Cette personnalité de haut vol, issue du monde diplomatique ou culturel, pourrait tenter une médiation. Pour ce faire, elle devra s’appuyer sur une compréhension fine des sensibilités des deux côtés de la Méditerranée, notamment du côté marocain où les symboles sont très importants. Ce n’est pas pour tout le monde, l’époque qui reproduit sans cesse les communicants et les analystes financiers…
Quelle que soit l’issue de la crise, la France finira probablement par perdre son hégémonie historique au Maroc. Comme il ne brille plus, il ne parvient plus à attirer les cœurs et les esprits des Marocains. Une connaissance qui travaille à l’ambassade de France à Rabat me disait récemment autour d’un café : « Les Français ont changé, ils ne sont plus les mêmes qu’avant, ils nous envoient des gars qui pensent petits et qui sont mariés à des Ukrainiens et des Algériens. » Tout est là, de manière plus ou moins subliminale bien sûr, mais tout est là néanmoins. Si les Français sont méconnaissables, on ne peut pas demander aux Marocains de leur offrir le privilège que seul l’amour permet.