« Un livre ne peut pas être beau si vous ne faites pas attention à son lettrage. C’est normal, les lettres sont la base des mots. C’est ce à quoi le lecteur s’accroche pour lire. Moi, je trouve atroce de lire une BD avec une typographie qui ressemble à Arial ou New Roman que vous trouvez sur votre ordinateur. Saena Delacroix-Sadighiyan, calligraphe spécialisée dans les alphabets persan et indo-européen, est à Montréal pour parler, dimanche au Festival de la BD de Montréal, de la calligraphie mixte. Et de découvrir les motifs communs aux lettres latines, hébraïques et arabo-persanes.
« Même lorsque nous recevons un e-mail, nous sommes sensibles aux paragraphes, aux retraits. Le message, ça passe par tous les aspects des choses écrites », explique le scénariste, calligraphe et co-auteur de (Une nuit) (First, 2022), cosigné par Kenza Aloui, Inès Weill-Rochant et illustré par Odélia Kammoun.
Celui qui a passé une décennie avec un maître en calligraphie persane de l’école Nastaliq pour apprendre les codes et techniques traditionnels de cette écriture estime qu’« on peut jouer beaucoup plus avec la typographie. La BD est incroyable pour ça : c’est comme si on pouvait faire des effets spéciaux, sans les gros moyens d’Hollywood ».
Dans (Une nuit)pour exprimer des idées mais surtout des non-dits, Mmoi Delacroix-Sadighiyan se retrouve à entremêler, comme des épis de cheveux, pour la première fois, des lettres persanes, hébraïques, islamiques et latines – les dernières qu’elle a apprises à la calligraphie, « parce que le français est ma langue d’étude, de réflexion, c’est là que je me sens le plus imposteur en calligraphie ».
Née à Paris, elle a baigné dans un cocon iranien, et n’a commencé à apprendre le français qu’à trois ans, à l’école. Paradoxe : ses parents ne lui ont jamais appris à lire le persan « parce qu’ils ne voulaient absolument pas que nous retournions en Iran. Pour moi, les lettres persanes sont le ban de l’enfance. Alors bien sûr, je voulais le faire… »
« Quand j’ai touché mon premier salaire, j’ai payé mon premier cours de calligraphie persane avec un maître classique très rigoureux. J’ai appris les codes, les proportions des lettres, l’objectif des belles lettres — elles doivent être décoratives avant d’être lisibles, nous sommes vraiment sur l’illumination littéraire. »
D’abord, presque méditer
« Le premier cours de calligraphie, se souvient-elle, était un cours de posture. On ne prend même pas le stylo à roseau », ce roseau dont Mmoi Delacroix-Sadighiyan maîtrise désormais la coupe, afin de la transformer en plumes. « C’est très organique dans la main, c’est un peu une baguette magique. »
Toute sa formation de calligraphe s’est faite sur des textes sacrés. Durant son apprentissage, « je n’ai fait que calligraphier le Coran, et des poèmes de Hafez et de Saadi, qui sont presque des demi-dieux en Iran. Mais à un moment, en réécrivant les mêmes sourates, mes lettres étaient parfaites, et je ne sentais plus rien ».
---« Maintenant, j’essaie de déconstruire l’enseignement que j’ai reçu. Je calligraphie des mots qui ne peuvent pas être calligraphiés. J’ai osé publier mes calligraphies même si mon maître n’était pas d’accord — j’ai compris qu’il n’accepterait jamais. »
« La première fois que j’ai écrit un mot interdit, j’ai pleuré. C’était « athée ». C’est la première calligraphie que j’ai faite seule, pour moi-même. J’ai calligraphié « incroyant ». Ce sont des mots complexes. Je n’ai montré ça à personne. Même mon mari, je ne lui ai pas montré. »
Dans (Une nuit), il transgresse d’autres tabous religieux et politiques. Elle a écrit dans la même encre (“noir de fumée, une sorte d’encre de Chine”) “Israël” et “Islam”, dans la même plume. Elle a également écrit une prière du Coran en faisant un cercle de lettres plutôt que de respecter la linéarité traditionnelle. Entre autres.
La loi des lettres
“Apprendre l’hébreu m’a donné des perspectives sur ce que nous pouvions et ne pouvions pas faire. En hébreu, vous pouvez écrire les lettres de la Torah comme vous le souhaitez : en tourbillon, en ligne, les unes au-dessus des autres. Mais pourquoi ne pas faire cela aussi en lettres persanes ? elle se demandait. Et elle l’a fait.
Les langues se mêlent par sa tête, sa curiosité et sa bouche autant que ses lettres sous sa plume. « Je n’avais pas le droit d’apprendre le persan, alors j’ai appris toutes les autres langues. Je parle couramment espagnol, portugais, français, anglais, persan. Je connais aussi le japonais, le nahuatl, une des langues indigènes du Mexique, un peu de turc, un peu d’arabe, un peu d’hébreu que j’ai appris pour le livre. Donc. »
Qui d’autre, dans la bande dessinée contemporaine, fait du lettrage qu’elle admire ? « Craig Thomson, dans Habibi, fait un énorme travail sur la lettre et sa signification. C’est numérique, mais c’est de l’orfèvrerie. J’aime aussi ce que fait Marjane Satrapi (Persépolis), Zeina Abirached (mettre à l’abri). Ah, Catherine Meurisse aussi, qui a une écriture extrêmement violente (Humain, trop humain), manuel et manuscrit. »
Saena Delacroix-Sadighiyan a quitté son poste de chercheuse en sociologie début 2023 pour se lancer davantage dans ses projets de romans graphiques – collectifs et solo -, d’expositions de calligraphie et de performances calligraphiques, lorsqu’elle écrit avec les cheveux d’Inès Weill-Rochant , Par exemple. « Je me donne un an et demi, puis je refais un rapport financier et je vois. Et d’ici là, elle veut déconstruire encore plus tous ces codes qu’elle connaît, et qu’elle enseigne aussi désormais.